L'inquiétude légère réveilla Gaspar. Il ouvrit les yeux, et vit d'abord le ciel noir étoilé qui semblait tout près. La lune pleine, blanche, éclairait comme une lampe. Le feu était éteint, et les enfants dormaient. En tournant la tête, Gaspar vit l'aîné des enfants debout à côté de lui. Abel (Gaspar avait entendu son nom plusieurs fois quand les enfants se parlaient) était immobile, sa longue fronde d'herbe à la main. La lumière de la lune éclairait son visage et brillait dans ses yeux. Gaspar se redressa en se demandant combien de temps il avait dormi. C'était le regard d'Abel qui l'avait réveillé. Le regard d'Abel disait:
«Viens avec moi.»
Gaspar se leva et marcha derrière le garçon. Le froid de la nuit était vif, et cela acheva de le réveiller. Au bout de quelques pas, il s'aperçut qu'il avait oublié de mettre ses chaussures; mais ses pieds écorchés étaient mieux ainsi, et il continua.
Ensemble, ils escaladèrent la pente du ravin. A la lumière de la lune, les rochers étaient blancs, un peu bleus. Le cœur battant, Gaspar suivait Abel vers le sommet de la colline. Il ne se demandait même pas où il allait. Quelque chose de mystérieux l'attirait, quelque chose dans le regard d'Abel peut-être, un instinct qui le guidait, l'aidait à marcher pieds nus sur les cailloux coupants, sans faire de bruit. Devant lui, la silhouette svelte d'Abel bondissait d'un rocher à l'autre, silencieuse et souple comme un chat.
En haut du ravin, ils furent pris par le vent, un vent froid qui coupait la respiration. Abel s'arrêta et examina les alentours. Ils étaient sur une sorte de plateau de pierre. Quelques buissons noirs bougeaient dans le vent. Les dalles lisses luisaient à la lumière lunaire, séparées par des fissures.
Sans bruit, Gaspar rejoignit Abel. Le jeune garçon guettait. Rien ne bougeait sur son visage, excepté les yeux. Malgré le vent qui sifflait, il semblait à Gaspar qu'il entendait le cœur d'Abel battre dans sa poitrine. Il voyait briller le petit nuage de vapeur devant son visage, chaque fois qu'Abel respirait.
Sans quitter des yeux le plateau éclairé, Abel ramassa un caillou et le plaça dans sa fronde d'herbe. Puis, soudain, il fit tournoyer la lanière au-dessus de sa tête. De plus en plus vite, la fronde tournait comme une hélice. Gaspar s'écarta. Il scrutait le plateau lui aussi, examinant chaque pierre, chaque fissure, chaque buisson noir. La fronde tournait en faisant un sifflement continu, d'abord grave et pareil au hurlement du vent, puis aigu comme le bruit d'une sirène.
La musique de la fronde d'herbe paraissait emplir tout l'espace. Tout le ciel résonnait, et la terre, les rochers, les arbustes, les herbes. Cela allait jusqu'à l'horizon, c'était une voix qui appelait. Que voulait-elle? Gaspar ne baissait pas les yeux, il regardait le même point, droit devant lui, sur le plateau lunaire, et ses yeux brûlaient de fatigue et de désir. Le corps d'Abel frissonnait. C'était comme si le sifflement de la fronde d'herbe sortait de lui, par la bouche et par les yeux, pour couvrir la terre et aller jusqu'au fond du ciel noir.
Tout d'un coup, quelqu'un apparut sur le plateau de pierre. C'était un grand lièvre du désert, couleur de sable. Il était debout sur ses pattes, ses longues oreilles dressées. Ses yeux brillaient comme de petits miroirs tandis qu'il regardait vers les enfants. Le lièvre resta immobile, figé au bord de la dalle de pierre, écoutant la musique de la fronde d'herbe.
Il y eut le claquement de la lanière et le lièvre se coucha sur le côté, car la pierre l'avait frappé exactement entre les deux yeux.
Abel se tourna vers son compagnon et le regarda. Son visage était éclairé de contentement. Ensemble les enfants coururent pour ramasser le lièvre. Abel sortit un petit couteau de sa poche, et sans hésiter il trancha la gorge de l'animal, puis il le maintint par les pattes arrière pour qu'il se vide de son sang. Il donna le lièvre à Gaspar, et avec ses deux mains il arracha la peau jusqu'à la tête. Ensuite il l'éventra et il arracha les entrailles qu'il jeta dans une crevasse.
Ils redescendirent vers le ravin. En passant près d'un arbuste, Abel choisit une longue branche qu'il émonda avec son couteau.
Quand ils rejoignirent le campement, Abel réveilla les enfants. Ils rallumèrent le feu avec de nouvelles brindilles. Abel embrocha le lièvre sur la branche et il s'accroupit près du feu pour le faire rôtir. Quand le lièvre fut cuit, Abel le partagea avec ses doigts. Il tendit une cuisse à Gaspar et garda l'autre pour lui.
Les enfants mangèrent rapidement, et ils jetèrent les os aux chiens sauvages. Puis ils se recouchèrent autour des braises et ils s'endormirent. Gaspar resta quelques minutes, les yeux ouverts à regarder la lune blanche qui ressemblait à un phare au-dessus de l'horizon.
Il y avait plusieurs jours maintenant que les enfants vivaient à Genna. Ils étaient arrivés là un peu avant le coucher du soleil, ils étaient entrés dans la vallée en même temps que le troupeau. Tout à coup, au détour du chemin, ils avaient vu la grande plaine verte qui brillait doucement, et ils s'étaient arrêtés un instant, sans pouvoir bouger, tellement c'était beau.
C'était vraiment beau! Devant eux, l'espace d'herbes hautes ondulait dans le vent, et les arbres se balançaient, beaucoup d'arbres élancés, aux troncs noirs et aux larges frondaisons vertes; des amandiers, des peupliers, des lauriers géants; il y avait aussi de hauts palmiers dont les feuilles bougeaient. Autour de la plaine, les collines de pierres étendaient leur ombre, et du côté de la mer, les dunes de sable étaient couleur d'or et de cuivre. C'était ici que le troupeau arrivait, c'était leur terre.
Les enfants regardaient l'herbe sans bouger, comme s'ils n'osaient pas y marcher. Au centre de la plaine, entouré de palmiers, le lac brillait comme un miroir, et Gaspar sentit une vibration dans son corps. Il se retourna et regarda les enfants. Leurs visages étaient éclairés par la lumière douce qui venait de la plaine d'herbe. Les yeux de la petite Khaf n'étaient plus sombres; ils étaient devenus transparents, couleur d'herbe et d'eau.
C'est elle qui partit la première. Elle jeta ses paquets, en criant de toutes ses forces un mot étrange,
«Mouïa-a-a-a!…» et elle se mit à courir à travers les herbes.
«C'est l'eau! C'est l'eau!» pensa Gaspar. Mais avec les autres il cria le mot étrange, et il commença à courir vers le lac.
«Mouïa! Mouïa-a-a!»
Gaspar courait vite. Les longues herbes cinglaient ses mains et son visage, s'écartaient devant son corps en crissant. Gaspar courait à travers la plaine, ses pieds nus frappaient le sol humide, ses bras fauchaient les feuilles coupantes de l'herbe. Il entendait le bruit de son cœur, le grincement des herbes qui se repliaient derrière lui. A quelques mètres à gauche, Abel courait aussi vite, en poussant des cris. Parfois il disparaissait sous les herbes, puis reparaissait, bondissant par-dessus les pierres. Leurs routes se croisaient, s'éloignaient, et les autres enfants couraient derrière eux, en sautant pour voir où ils allaient. Ils appelaient, et Gaspar répondait:
«Mouïa-a-a-a!…»
Ils sentaient l'odeur de la terre humide, l'odeur âcre de l'herbe écrasée, l'odeur des arbres. Les lames d'herbe lacéraient leurs visages comme des fouets, et ils continuaient à courir sans reprendre haleine, ils criaient sans se voir, ils s'appelaient, se guidaient vers l'eau.
«Mouïa! Mouïa!»
Gaspar voyait la nappe d'eau devant lui, scintillante au milieu des herbes. Il pensait qu'il arriverait le premier, et il courait encore plus vite. Mais tout à coup il entendit la voix de Khaf derrière lui. Elle criait avec détresse, comme quelqu'un qui s'est perdu:
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