Léon lui tendit un billet de deux cents francs en soupirant :
— Vous êtes une femme admirable, Maria. J’espère trouver rapidement quelqu’un à plein temps…
Elle prit le billet sans remercier, presque avec humeur et continua de descendre l’escalier en maugréant.
Léon pénétra dans son logis. La maison du retour écœurant . Une vilaine odeur surette, compliquée d’un méchant déodorant à la citronnelle lui sauta à la gorge. Il n’arrivait pas à s’y habituer.
Simone occupait sa place accoutumée, près de la fenêtre du salon. Elle portait une chemise de nuit et une robe de chambre assortie en satin rose ; des chaussettes de laine, des pantoufles. On lui couvrait les jambes d’un plaid qui toujours glissait et chutait sur le plancher. Elle se tenait immobile, sanglée dans son fauteuil de cuir, ses mains décharnées posées à plat sur ses genoux, le regard perdu.
Léon s’approcha en annonçant : « C’est moi, Momone ! » Il déposa un baiser sur les lèvres fermées de sa femme. Elle n’eut aucune réaction et ses yeux continuèrent de flotter dans un flou étrange qui paraissait à tout jamais inhabité.
— Je viens de rencontrer Maria, fît Léon. Elle est furieuse parce que tu t’oublies dans ton fauteuil, ma pauvre chérie.
Cependant elle te met la bassine trois fois par jour, ça devrait suffire. Elle menace de ne plus s’occuper de toi si tu continues ! Fais attention, ma poule ! Retiens-toi…
Bien qu’elle fût engloutie dans le mutisme et l’immobilité depuis quatre ans, il continuait de lui parler sans savoir si elle percevait ce qu’il lui disait. C’était une interlocutrice de rêve avec laquelle il tenait des « conversations » à sens unique. Léon l’entretenait de toutes ses préoccupations et lui livrait des confidences secrètes, de celles qu’on ne profère jamais à voix haute, même lorsque l’on est seul.
Il avait connu Simone Morton au Cours Fedor, lui aussi. Elle jouait les soubrettes de Marivaux. C’était une fille assez drôle, avec un petit côté acide, un nez retroussé, des fossettes et les cheveux d’un blond tirant sur le roux. Elle ressemblait à un second rôle américain : l’amie de l’héroïne, la secrétaire du P.D.G, l’assistante du docteur. Il l’avait épousée un mois après que Boris et Nadia s’étaient mariés ; parce qu’il calquait sa vie sur celle de Lassef.
Pendant quelques années, Boris leur avait confié des « panouilles » dans ses spectacles. Et puis, peu à peu, Léon s’était fait une place à part dans l’existence de « l’Illustre », et le ménage Yvrard avait cessé de jouer. Simone s’était rabattue sur la synchro et avait commencé une carrière solide dans cet obscur créneau où sa voix pointue faisait merveille : elle doublait les gourdes, les enquiquineuses, voire les petites souris salopes des dessins animés, et gagnait pas mal sa vie. Le ménage allait cahin-caha, sans trop de heurts, mais sans passion. On les voyait peu ensemble.
Quand Simone s’était trouvée enceinte, deux ans après leur union, Léon, qui ne se sentait pas la fibre paternelle, avait demandé à sa femme d’interrompre sa grossesse, ce à quoi elle avait consenti avec une grande passivité. Par la suite, ni l’un ni l’autre ne devait évoquer cet épisode qu’ils avaient complètement occulté de leur mémoire. Ils paraissaient ne pas s’aimer, pourtant un attachement assez fort les unissait.
Quatre années auparavant, Simone avait été victime d’un effroyable accident qui devait la transformer en « légume ».
Elle se trouvait en voiture avec un homme que Léon ne connaissait pas. Le conducteur avait raté une courbe d’autoroute, le véhicule avait sauté par-dessus la glissière de sécurité pour s’écraser cinquante mètres plus bas, dans le lit rocheux d’un torrent. L’homme avait été tué sur le coup et Simone était dans le coma lorsque les secours arrivèrent. Elle en sortit une dizaine de jours plus tard, mais sans retrouver ses esprits. On rafistola ses fractures, on tenta l’impossible et l’on obtint un être inerte, privé, semblait-il, de pensées.
Elle passa plusieurs mois dans des établissements hospitaliers et, un jour, sans que ses proches comprissent trop pourquoi, Léon décida de ramener sa femme à la maison et s’organisa pour la soigner. Une infirmière vint deux fois la semaine assurer sa grande toilette et lui prodiguer le traitement fortifiant prescrit par les médecins. Les autres jours, il l’assumait avec l’aide de la concierge portugaise qu’il payait grassement. Son dévouement avait quelque chose d’édifiant et forçait l’estime de qui le connaissait. Il lui consacrait beaucoup de temps, la nuit surtout, l’assistant jusque dans les nécessités les plus humiliantes. Il portait sa croix avec stoïcisme sans chercher à en retirer de considération publique, et les louanges qu’on lui adressait parfois le gênaient.
Après l’accident et sur les conseils de Boris, il avait procédé à une enquête sur le conducteur de la voiture ; il s’agissait d’un fabricant de vinaigre d’Orléans, honorablement connu, marié, père de famille et dont la vie paraissait irréprochable. Ni ses proches, ni ses amis n’avaient eu vent de l’existence de Simone ; de même que les relations de celle-ci ne l’avaient jamais entendue mentionner le nom du vinaigrier. Si l’accident n’avait eu lieu à cinq cents kilomètres de Paris, Léon aurait fini par croire à une rencontre du jour. Mais qu’allait faire son épouse en Savoie où elle ne possédait aucune attache, pendant que lui se trouvait à Bruxelles en compagnie de Lassef qui jouait une pièce au théâtre de La Monnaie ? Il en vint à admettre qu’il s’agissait là d’un mystère que rien n’éclaircirait et en prit plus au moins son parti, se réjouissant intérieurement de son manque d’amour qui lui rendait tolérable une situation qui ne l’était pas.
— Alors c’est compris, Momone : on ne fait plus pipi dans sa culotte ? Promis ?
Il ôta son veston, en habilla le dossier d’une chaise, retroussa ses manches.
— Tu ne sais pas la dernière ? Boris veut acheter une maison. Une vieille baraque sinistre dans un parc en friche près de Versailles ! Il s’y était rendu pour tirer une connasse. Ça lui arrive parfois. Les gonzesses des agences immobilières sont généralement smart et aguicheuses, et tu penses, « l’Illustre » n’a qu’à s’amener, rutilant de toute sa gloire ! Manque de bol, la fille avait ses ours ! Tu imagines la rogne de Boris ! Lui, une frangine qui a ses règles cesse d’être une femme. Il la hait. A propos, toi, ça va venir la semaine prochaine, va falloir qu’on se prépare pour la fête !
Tout en parlant, il se servait un whisky pur malt, vingt ans d’âge. Il le buvait sec, comme le lui avait enseigné un restaurateur écossais : « Est-ce que vous buvez votre armagnac avec de l’eau et de la glace, vous autres ? »
Son verre à la main, il vint s’asseoir en face de Simone. C’était comme un moment de rémission dans sa journée.
Il s’arrêtait devant cet être absent, prenant un indéniable plaisir à lui parler. Il avait la certitude qu’elle comprenait ce qu’il lui disait. Ses paroles suivaient un cheminement tourmenté dans l’entendement de Simone, du moins dans ce qu’il pouvait en subsister, mais elles parvenaient à destination. Ce qui le grisait, c’était qu’elle ne puisse pas répondre. Elle constituait simplement un réceptacle. Il se livrait sans se compromettre, sans risque. Ses confidences se muaient aussitôt en secrets. Réagissait-elle, au fond de son puits de silence ? S’opérait-il dans son cerveau l’alchimie de l’intelligence qui capte, analyse, distribue des sentiments ? Ou bien les mots reçus pourrissaient-ils en elle, humus infertile d’un esprit brisé ?
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