SAN-ANTONIO
LE MARI DE LÉON
CHRONIQUE D’UNE AMITIÉ AVANCÉE
C’était ma première nuit dans le lit de Frédéric Dard.
L’imposture suprême.
Il m’en avait fallu du temps pour avoir l’audace de m’allonger sur cet étrange lit d’antiquaire en bois peint et recouvert d’un dais enluminé de motifs romantiques, un lit trop petit pour moi, car fabriqué sans doute à l’origine pour un paysan suisse alémanique trapu.
Il m’en avait fallu du temps, avant de me retrouver dans Son lit, paralysé par un terrible sentiment d’usurpation. Allongé sur le dos, incapable du moindre geste, je regardais au ciel de lit une peinture naïve représentant un couple qui marivaudait sur un banc.
Tout ça, c’est la faute à Joséphine.
Vous connaissez sans doute la chanson enfantine « derrière chez moi, savez-vous quoi qu’il y a ?… », dont chaque couplet affine le précédent et le refrain récapitule le tout.
Premier couplet
« Derrière chez moi savez-vous quoi qu’il y a… ?
Y’a un bois, le plus joli des bois.
Petit bois derrière chez moi. »
Couplet suivant :
« Et dans ce bois, savez-vous quoi qu’il y a… ?
Y’a un arbre le plus joli des arbres
Arbre dans le bois
Petit bois derrière chez moi
Au 6 ecouplet, on en est à :
« Et dans ce nid, savez-vous quoi qu’il y a ?
Y’a un œuf, le plus petit des œufs
Œuf dans le nid
Nid dessus la feuille
Feuille sur la branche,
Branche dessus l’arbre,
Arbre dans le bois
Petit bois derrière chez moi.
Et lon lon la lon lère
Et lon lon la lon la
Et lon lon la lon lère
Et lon lon la
Avec Joséphine, ce fut comme dans la comptine. Elle m’a emmené de plus en plus profondément dans l’intimité de son papa, un peu comme si elle me chantait :
Dans mon amour, sais-tu ce qu’il y a ?
Y’a une ferme la plus jolie des fermes
Et dans cette ferme, sais-tu ce qu’il y a ?
Y’a un bureau le plus beau des bureaux
Et une chambre la plus belle des chambres
Et un lit, le plus beau des lits.
Chaque couplet de la chanson de Joséphine constituait pour moi une épreuve initiatique que je franchissais avec difficulté, mais qui me laissait un sentiment de forfaiture.
Quand elle a commencé à chanter : « dans mon amour, y’a la ferme de mon papa… », j’ai compris que c’était la première épreuve. Ce fut terrible. Il me fallut des mois pour réussir à franchir le seuil de Sa maison. Lorsque j’allais à Fribourg retrouver Joséphine, je couchais à l’hôtel. Quand enfin, j’ai fini par entrer dans la maison de son père, elle m’a dit, « Dans la ferme de mon papa, il y a une table dans la salle à manger. Aux repas, il s’asseyait là. » Alors, je me suis assis à sa place. Et puis, quand elle m’a dit : « Je vais te montrer la pièce où il travaillait et où il dormait », il me fallut encore du temps et du courage pour y pénétrer. Mais lorsque Joséphine m’a dit : « Installe-toi à son bureau pour écrire », j’ai compris que son papa l’approuvait, car à peine assis les phrases me venaient facilement, j’avais le sentiment d’écrire au-dessus de mon niveau habituel. A tous ceux qui m’ont dit que les chroniques que j’avais écrites à son bureau étaient de qualité, j’avoue aujourd’hui la supercherie. J’étais dopé au Frédéric Dard.
Alors Joséphine m’a dit : « Tu vois bien qu’il t’a accepté, maintenant tu peux dormir dans son lit. »
A cet instant, j’ai entendu la chanson qui disait :
« Et dans ce lit, savez-vous qui il y a
Y’a un usurpateur, le plus grand des usurpateurs. »
Alors, en montant dans sa chambre comme on va à Canossa, j’ai pris un livre de Lui dans la bibliothèque qui longeait l’escalier. Le Mari de Léon.
Lorsque je l’avais lu, à sa sortie, j’avais été ébloui par cette histoire de passion d’homme fou d’amour et d’admiration pour un autre homme sans qu’il soit question de coucher dans son lit. Tout faisait penser à Robert Hossein dans la description du héros et on comprenait que Frédéric Dard lui faisait à travers ce livre une incroyable déclaration d'Amour.
Ce soir-là, après avoir longtemps regardé au ciel de lit les deux crétins qui minaudaient sur leur banc, j’ai fini par ouvrir Le Mari de Léon. La dédicace irradia mon cœur : « A Joséphine. » Joséphine, qui donnait à mes côtés, dans le lit de son père. Une situation vertigineuse comme il savait si bien les écrire.
Et puis j’ai lu la première page. Juste la première. Il y avait dans cette simple page plus de souffle que dans la totalité de mes écrits depuis quinze ans.
Alors, j’ai refermé le livre. Et en le posant sur Sa table de chevet, une phrase de la 4 ede couverture accrocha mon regard :
« Ce livre raconte l’histoire d’un ver de terre amoureux d’une étoile. »
Ce soir-là, à Bonnefontaine, un ver de terre s’endormit dans le lit de son étoile.
Et lon lon la lon lère
Et lon lon la lon la
Et lon lon la lon lère
Et lon lon la.
Guy Carlier
Ce livre n’est pas un roman à clé.
San-Antonio
« J’entendrai des regards que vous croirez muets. »
Racine,
Britannicus
PREMIÈRE PARTIE
JE M’APPELLE NAUFRAGE DU TITANIC
Léon jouait Yesterday sur l’orgue du salon.
Il avait demandé un maximum de réverbération à l’instrument électronique, de marque japonaise, pour tenter de faire oublier son manque de technique. Contrebasse et guitare venaient de se joindre au rythme de la batterie.
Tandis que sa main droite s’activait sur la mélodie, Léon oubliait la musique pour se perdre en adoration. Cela ressemblait à une hypnose capiteuse. Il contemplait Boris assis à califourchon sur une chaise, le menton posé sur ses deux poings superposés. Il était si rare de voir au repos cet être perpétuellement en mouvement ! Si rare de le trouver avec le regard fixe et comme perdu.
« Ah ! comme tu es unique, beau salaud ! Comme tu es outrancièrement présent ! Géant comme une œuvre d’art formelle ! »
— Tu joues faux ! laissa tomber Boris sans presque remuer les lèvres.
— Je sais, fit piteusement Léon.
Et il continua d’interpréter Yesterday de son mieux, c’est-à-dire gauchement.
Au bout de quelques mesures, il demanda :
— Tu es sûr de pas préférer un disque ?
— Fais pas chier !
Léon réprima un sourire heureux. Il savait que Boris vivait un moment clé. Chaque fois qu’il se trouvait à court d’inspiration, il demandait à Léon de se mettre à l’orgue et de lui jouer n’importe quoi. Celui-ci connaissait les morceaux susceptibles de stimuler les états d’âme de son ami. Le langoureux convenait parfaitement : La Vie en rose, Fly me to the moon, San Francisco … Il éprouvait l’impression réconfortante de travailler réellement avec Boris, voire même de le secourir.
« Tu es unique, Boris. Je voudrais que tu m’aimes. J’en ai marre de ta tendresse routinière et bourrue. »
Il s’emberlificotait dans le morceau de musique, et cependant il savait que cette interprétation chaotique convenait au « Maître ». Il ne s’expliquait pas pourquoi Boris Lassef aimait à laisser dériver ses pensées sur cet air malhabile, à l’accompagnement pompeux et frelaté. A croire que les fausses notes, les hésitations de l’interprète, sa gaucherie provoquaient en lui des images et des mots.
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