— C’est tout ce que je demande, riposta Lassef.
Léon s’approcha, le poignet tordu, pour lui proposer le cadran de sa montre. Quand il tentait de l’arracher, pour les besoins de son planning, à une séance de travail, il procédait toujours par gestes, tant il trouvait incongru d’intervenir vocalement.
Boris comprit et acquiesça. Léon fut soulagé. Son « Illustre » restait donc dans les mêmes dispositions… d’esprit.
— Salut ! fit Lassef au régisseur. C’est comment déjà, ton nom ?
— Pierre Silvain, monsieur Lassef.
— Je t’appellerai Pierrot, tu m’appelleras Boris et nous nous tutoierons.
Il fila d’une détente de lévrier de course dans l’allée principale, le dos rond, les mains dans les poches de son blouson. Avant de quitter la salle, il s’arrêta, se retourna pour la considérer, fit un signe de croix et sortit comme d’une église.
— Ce théâtre me fait un peu peur, fit-il à Léon, lorsqu’ils furent dans l’ascenseur.
— Tu dis ça de tous les nouveaux lieux où tu montes un spectacle, répondit calmement son ami.
— Tu crois ?
— Évidemment !
— N’empêche qu’il me vient un mauvais pressentiment.
— Comme toujours… Et il te taraudera jusqu’à ce que tu aies obtenu dix rappels le soir de la générale, et des critiques dithyrambiques le surlendemain !
Boris croisa les doigts ; il était à la fois mystique et superstitieux, se sentant comme pris en charge par des forces supérieures obscures.
Lorsqu’ils sortirent du Palais de Chaillot, ils trouvèrent un soleil inattendu, encore pâle mais pimpant. Léon avait remisé la voiture sur le trottoir avec une grande impudence. Il laissait en permanence un képi de général sur le tableau de bord, ce qui impressionnait les flics.
Boris détestait les automobiles qui ne représentaient pour lui qu’un mode de locomotion dangereux mais nécessaire. Il ne conduisait pas lui-même et se faisait véhiculer dans une vieille Volvo break de couleur lie-de-vin, âgée d’une dizaine d’années mais parfaitement entretenue. Il y prit place et demanda en bouclant sa ceinture de sécurité :
— Où allons-nous ?
— Environs de Versailles. Ça te plaira : un parc presque en friche, une bâtisse début de siècle décrépite à souhait, tu vas prendre un pied géant.
— Et la dame ?
— Tu l’aimeras également : la petite quarantaine, douillette b.c.b.g., tailleur gris, chemisier jaune, blond cendré ; elle s’est mise à mouiller comme une biche quand je lui ai dit que c’était pour toi.
Boris eut un sourire en coin et caressa sa verge à travers son pantalon. Il avait découvert incidemment les agréments de l’immobilier le jour où il était allé visiter l’appartement qu’ils occupaient présentement. C’était Nadia qui l’avait déniché.
Boris avait promis de passer le visiter avant de donner son accord. Il avait pris rendez-vous pendant une interruption de ses répétitions, et une jeune fille de l’agence était venue le prendre au théâtre de la Porte Saint-Martin. Une grande fille blonde, un peu sophistiquée, qui feignait de ne pas être impressionnée par Lassef, mais ses mains tremblaient sur le volant et elle produisait des « couacs » en lui parlant.
Ils étaient arrivés dans le vaste appartement aux volets fermés. L’après-midi se mourait et une lumière grisâtre ouatait les pièces. La fille avait voulu donner la lumière, mais Lassef l’en avait empêchée : « Non, laissez, c’est bien comme ça ». Dans ce qui allait devenir « leur » chambre, à Nadia et à lui, il l’avait prise dans ses bras et l’avait entraînée jusqu’au lit (« leur » lit) sans qu’elle résiste. Ils avaient fait l’amour en silence, avec une somptueuse ardeur que seul le rut sait provoquer. Et puis ils s’étaient souri et avaient quitté le logement sans que Boris en eût achevé la visite. « Je prends ! » avait-il simplement dit en quittant la fille dont il ne devait jamais savoir le prénom.
L’aventure lui avait ouvert des perspectives. Grâce à la complicité astucieuse de Léon, il fomentait parfois des petites escapades du genre et connaissait rarement l’échec. C’était pour ce gros travailleur des plages de détente salutaires. Il aimait perpétrer ses fantasmes à l’abri de ces maisons ou de ces appartements inoccupés, donc dépersonnalisés et sans âme. Ils constituaient des îlots mystérieux qui l’aidaient à accomplir sa sexualité. Les partenaires d’occasion étaient presque toujours des femmes jeunes et agréables qui ne résistaient pas à son magnétisme. Peut-être se seraient-elles refusées à lui s’il les avait rencontrées en d’autres lieux. Mais la magie inquiétante des maisons désertes agissait sur leurs sens et les mettait en condition.
Ils roulaient sur l’autoroute de l’Ouest à une allure de sénateur, Boris refusant la vitesse.
— Comment va ta femme ? demanda-t-il à Léon d’un ton indifférent.
— De mal en pis. Je cherche quelqu’un pour la garder. A ce propos, tu ne pourrais pas me passer un peu de fraîche, Boris ?
Sans rechigner, Lassef tira de sa poche un carnet de chèques en haillons, le défroissa sur ses genoux serrés et remplit l’un des feuillets. Il l’arracha d’un geste brusque et le tendit à Léon. Ce dernier le prit, le plia en deux sans le lire et le glissa négligemment dans la poche supérieure de son blazer. Ils n’avaient pas de contrat et lorsque Léon voulait de l’argent, il en demandait.
— Merci grandement.
Boris pensait déjà à autre chose.
— Tu crois que j’ai raison de prendre Béatrice Turpin pour jouer Armande ?
— Bien sûr : c’est une bonne comédienne et elle est bandante.
— L’émotion…
— Quoi ?
— Elle est un peu juste de ce côté-là, je crains qu’elle reste sèche dans le pathétique : elle joue très ciné.
— Elle fera exactement ce que tu souhaites, tu le sais bien ! Tu leur donnes la becquée, à tous. Pas une de leurs inflexions, pas un de leurs regards qui ne soient de toi ! Une marionnette a davantage de personnalité qu’eux quand tu les lâches sur la scène !
Mais ces bonnes paroles ne rassurèrent pas Boris pour autant.
— Il va falloir qu’elle marche au doigt et à l’œil.
— Elle marchera.
Ils empruntèrent la bretelle pour Versailles ; le soleil restait en piste mais n’égayait rien. Confusément, Lassef trouvait sa lumière mélancolique et il évoquait l’enterrement de sa mère, à Vaucresson, quelques années en arrière, par un après-midi d’automne semblable à celui-ci. Il n’avait prévenu personne et ils étaient quatre dans le corbillard automobile : Nadia, Léon, la garde-malade et lui. Pendant toute la cérémonie, il n’avait pensé qu’au spectacle qu’il venait de créer et qui faisait un malheur.
Un malheur ! Il eut un rire silencieux, son fameux rire-rictus qui inquiétait son entourage au lieu de le mettre en confiance.
— Je suis complètement dingue d’aller à la baise avec le boulot qui m’attend, soupira-t-il.
Il rogna de ses dents aiguës une peau morte autour de son pouce.
— Tu as besoin de te défouler, plaida Léon. Malgré ton travail, tu bouffes, tu dors, non ? La queue, c’est aussi important pour ton équilibre !
— Mon équilibre ! Drôle de mot pour parler de moi, ricana Lassef. Je suis un équilibriste déséquilibré. Faire tout ce chemin pour aller balancer une giclée de foutre dans le cul d’une bonne femme, merde ! C’est l’infini du caniche dont parle Céline !
— Tu trouves l’abstinence plus noble ?
— Cette danse du ventre est tellement ridicule, quand j’y pense.
— N’y pense pas. Dis-toi qu’elle est source d’émotions. L’émotion, putain, c’est ta matière première ! Tu vas découvrir une maison bizarre, une gonzesse banale et tu caramboleras la seconde dans la première. Un défi ! Mais c’est pas les fesses de la fille, l’important, c’est la maison ! Tu vas tirer une vieille bâtisse à la noix, bourgeoise à crever, pleine d’échos bizarres et d’odeurs d’un autre âge. La fille se gaffe de rien, pourtant je devine qu’elle est parée pour la manœuvre. Fais confiance à sa petite culotte. Je ne voudrais pas m’avancer mais il m’a bien semblé, en grimpant l’escalier sur ses talons, qu’elle porte des bas et des jarretelles.
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