— Une pénombre pareille, chuchota Boris, je donnerais mes couilles pour parvenir à la reconstituer. Et l’odeur, dis ! L’odeur ! Renifle, petite ! C’est un moment privilégié, tu t’en rends bien compte ? On est transportés dans une autre dimension ! Ça m’excite, moi ! Viens jusqu’au lit, qu’on baise, ça le mérite ! Je t’aime de me proposer ça. Enlève ta culotte ! Oh ! ne fais pas de chichi, tu n’es pas conne ! La primauté de l’instant, ma gosse ! Tu ne peux rien contre cette priorité absolue ! C’est beau, c’est souverain, glorieux ! L’apothéose de l’humain. Moi, je hais la petite fornication poupette. Papa-maman. Les copulations à la sauvette ! On baise au sommet de l’émotion, ma chérie ! Quand on a la Cinquième de Beethoven dans les burnes. Je vais te prendre avec lyrisme, foi et passion ! Pendant une poignée de minutes, il n’y aura rien de plus important pour moi que ta chatte ! Tu seras la justification de ma vie et de ma carrière !
« Tu peux admettre ça, j’espère ? Pose ta culotte, te dis-je !… Comment ça, tu ne peux pas ! Tu ne vas pas me parler de mari, d’amour, de fidélité et autres conneries !… Comment ? Tu, quoi ?… Non, c’est pas vrai ! Tu ne peux pas me faire ça ! Tu triches !… Hein ? Dans quelques jours ? Connasse ! T’as donc rien compris ! Mais dans quelques jours, pauvre sac à merde, tu n’existeras plus ; tu n’auras jamais existé ! Tu seras dans la boîte à ordures de ma mémoire avec tes tampons de merde ! Ah ! vérole ! Une chambre pareille ! Ç’aurait pu être tu sais quoi ? In-di-cible !
Je le sentais, ce coup de queue, beau comme ma première communion ! Une œuvre d’art ! Une conjoncture ! Tiens, j’ai envie de pleurer ! »
Boris sortit précipitamment, dévala l’escalier sonore et claqua la porte du bas.
Le parc sentait fort l’humus et le soleil avait disparu. Des feuilles grasses se collaient à ses semelles. Il fonça jusqu’à l’avenue déserte. Léon n’était pas de retour et il dut l’attendre en faisant les cent pas. Au bout d’un moment, Solange Ducraît le dépassa au volant de sa petite voiture rouge, sans lui accorder un regard.
— Salope ! lui jeta Boris à pleine voix.
Il regarda disparaître le véhicule puis retourna à la grille de la propriété. Celle-ci s’appelait « La garde de Dieu », le nom était gravé dans l’un des pilastres en caractères noirs que le temps achevait d’effacer.
Lorsque Léon réapparut au volant de la Volvo, il trouva Lassef le front appuyé contre les barreaux, les bras passés à l’intérieur de la grille. En voyant Boris seul, il comprit que les choses ne s’étaient pas déroulées selon le plan prévu.
— Elle a fait du suif ? demanda-t-il.
— Non, mais elle avait ses abominations, gronda l’Illustre. Je la hais !
— C’est pas de chance, soupira Léon, piteux comme s’il était la cause de cet empêchement de nature.
Boris se dégagea de l’emprise de la grille.
— Je ne veux plus jamais revoir cette morue, déclara-t-il.
— Pourquoi la reverrais-tu ? questionna Léon.
— Parce que je vais acheter cette maison.
Yvrard marqua un mouvement de surprise ; mais avec Lassef il ne fallait jamais s’étonner de rien.
— Combien vaut-elle ?
— Je ne sais pas, dit Boris ; tu demanderas.
Léon remisa la Volvo dans la cour de son immeuble, rue Lecourbe (sa concierge avait toutes les faiblesses pour lui) et s’en fut déposer le chèque de Boris à l’agence de la B.N.P. toute proche où il avait un compte. Il s’était abstenu d’en lire le montant, aussi fut-il agréablement surpris de constater que « l’Illustre » lui avait octroyé trente mille francs. Il convenait de quémander quand il se trouvait dans un bon jour, non que Lassef fût radin, ses libéralités étaient infinies et l’argent importait peu pour lui. Il avait la devise qu’Hemingway appliquait au courage : « En avoir ou pas. » La preuve : il venait de décider l’achat d’une maison sans seulement en connaître le prix. Mais lorsqu’il était de méchante humeur, il jouait les grippe-sous pour embêter son interlocuteur.
Léon se rappelait l’avoir vu faire une scène à Nadia pour des histoires minables de produits commandés à l’épicerie de son quartier alors qu’ils valaient — assurait-il — quarante pour cent moins cher dans n’importe quel supermarché.
Une fois le chèque porté à son crédit, il demanda sa position et pria le préposé de la lui inscrire sur un papier de la banque. Son compte se gonflait lentement car lui se montrait économe et jouait de sa situation auprès de Boris pour toucher d’innombrables bakchichs. Tout était pour lui prétexte à pots-de-vin. Une fois sur deux, il avait la prudence de remettre ces ristournes à Lassef : « Voilà ce que je t’ai obtenu sur la note du garagiste (ou du fleuriste). Toujours ça de pris sur la bête ! ».
Boris riait. Amusement et mépris. « Tu vas te faire une réputé de petit arnaqueur », disait-il. « Je m’en branle, ma vraie réputation c’est toi. »
Boris empochait l’argent. Il fourrait toujours son fric froissé en vrac dans ses vêtements. Quand, dans un bar, il réglait une consommation, il sortait d’un peu partout des boules de bank-notes et les jetait sur le comptoir pour que le serveur les déplie et sélectionne son dû.
Léon lut les sept chiffres figurant sur le solde et ressentit un contentement paysan. Il avait été pauvre sans éprouver jamais la tentation de paraître riche un jour. Le devenir progressivement, ça oui ! Faire sa pelote dans l’ombre tout en restant à l’abri d’une apparente médiocrité matérielle avait été sa ligne de conduite. Il préférait faire pitié qu’envie, jugeant cette position plus confortable.
Il fut le dernier client de la journée car la banque fermait. Léon gagna son domicile d’un pas pressé, caressant le papier qui venait de lui être établi entre le pouce et l’index comme s’il comptait des billets. La raison lui dictait de placer tout ce fric au lieu de le laisser stagner sur un compte improductif, mais il ne parvenait pas à se décider. L’immobilier le tentait un peu, sans le convaincre réellement, et les actions l’épouvantaient par le danger qu’elles comportaient de s’effondrer soudain au détour de l’actualité. Alors il remettait sans cesse à plus tard la gestion de sa fortune. Il rêvait de la convertir en louis d’or et de la garder cachée chez lui, mais il savait qu’aucune planque ne tenait devant des cambrioleurs astucieux.
Il habitait au premier étage d’un immeuble plus ou moins bourgeois, qui se composait d’un petit salon, d’une salle à manger et de deux chambres pourvues d’une unique et vétusté salle de bains dont l’appareillage rococo devait commencer à être coté chez les antiquaires.
Comme il gravissait les marches de bois au tapis usé, il croisa la concierge qui, précisément, sortait de chez lui. C’était une Portugaise grasse et velue, toujours vêtue de robes imprimées qui accentuaient ses volumes. Léon ne l’aimait pas beaucoup parce qu’elle lui paraissait fuyante et qu’elle passait sa vie à geindre.
— Comment est-elle, Maria ? demanda-t-il.
— Impossible ! répondit catégoriquement la grosse femme. Elle a fait deux fois sous elle (c’était Léon qui lui avait appris la phrase, la concierge usant auparavant du verbe « pisser » dont son accent augmentait la trivialité). Moi, si vous voulez mon avis, elle le fait exprès, monsieur Yvrard. Elle peut se retenir ! Elle se retenait bien jusqu’à ces temps derniers, non ? C’est nouveau se faisant sous elle ! Pour se rendre intéressante et m’embêter ! La preuve ? Elle chie pas, monsieur Yvrard. Et vous savez pourquoi qu’elle chie pas ? Parce qu’elle serait la première punie, monsieur Yvrard. La pisse, elle supporte, mais pas la merde ! Conclusion, je change sa culotte, le coussin du fauteuil ! Vous parlez d’un plaisir ! Moi, je suis concierge et femme de ménage, je suis pas garde-malade. Si ça doit continuer, je ne vais plus pouvoir m’occuper d’elle !
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