Il dégrafa les sangles et la prit dans ses bras. Elle pesait de moins en moins lourd. Son corps partait de tous côtés et il pensait chaque fois à une pieuvre morte.
— Boris a trouvé le titre de sa pièce : « Je m’appelle Naufrage du Titanic ». Pas de quoi se relever la nuit pour y penser, hein ? Mais il faut lui faire confiance, nous nous apercevrons, le moment venu, que c’était ça qui convenait.
Il la déposa sur son lit dont les draps étaient ouverts, écarta les pans de sa robe de chambre, remonta sa chemise, abaissa son slip et lui garnit l’entrejambe d’une couche épaisse comme l’on en met aux bambins souffrant d’incontinence.
— Tu as de quoi voir venir avec ça, ma grande ! Ce que je ne comprends pas, c’est que tu te laisses aller dans la journée, alors que tu réussissais à te contenir jusqu’à ces derniers temps. Qu’est-ce qui est anormal ? Que tu flanches ou que tu aies pu te retenir ? Bon, il est temps que je m’occupe de moi. « L’Illustre » est invité à une soirée chez son principal commanditaire : les pâtes Lecoq. Il a une sainte horreur de ce genre de réjouissances, mais il ne peut y échapper. Boris, c’est : « le boulot avant tout ». Un type bourré de fric qui aime le théâtre, il le respecte davantage que le pape. Il tient à ce que je vienne à la sauterie et m’a recommandé d’être drôle. Je sais ce que parler veut dire. Il me demande de faire un numéro. Le roi amène son bouffon. Quand je me défonce, au cours d’une party, il rit avec les autres, mais du bout des dents. Il est satisfait de ma prestation mais jalouse le pauvre succès de noces et banquets que j’obtiens.
Léon éteignit la lumière.
— Je laisse ta porte ouverte pour pouvoir continuer à te parler. Je devrais prendre une douche, mais ça me fait chier. Je ne suis pas un type très propre. L’hygiène est une contrainte. Alors je vais prendre une douche à l’italienne : eau de Cologne à flots !
Il se dévêtit. L’appartement était silencieux si l’on oubliait la rumeur quiète de la rue Lecourbe. Léon éprouvait une allégresse à l’idée de retrouver Boris. Lassef constituait pour lui une récompense sans cesse renouvelée. A peine venait-il de le quitter qu’il ne songeait plus qu’à leurs retrouvailles. Boris viendrait-il avec sa femme ? Léon espérait bien que non. Il détestait le regard qu’elle gardait braqué sur lui au cours de ces soirées mondaines. Les pitreries de Léon l’horripilaient ; elle ne s’en amusait pas et le fustigeait de son mépris muet et ouaté. Comme les relations du couple semblaient traverser une zone de turbulences, Yvrard prévoyait que Nadia resterait à la maison. Boris ne prenait pas de gants avec son épouse. Lorsqu’il souhaitait qu’elle l’accompagnât, il disait « Ce soir, NOUS allons… » ; dans le cas contraire, il annonçait « Ce soir, JE vais… ». Tout le monde respectait son caprice et, quand il se présentait sans Nadia chez des hôtes, rares étaient encore ceux qui s’étonnaient de l’absence de Mme Lassef.
Le téléphone se mit à sonner. Léon sursauta. Il courut décrocher, pensant qu’il s’agissait de Boris. « L’Illustre » l’appelait à tout propos, pour des riens. Une histoire drôle qu’il venait d’entendre et avait envie de répéter. Une considération sur son spectacle. Une pensée pseudo philosophique : « Tu ne trouves pas, Léo (lorsqu’il l’appelait « Léo » c’était fête au village), que cette fin de millénaire nous entraîne vers le chaos ? Personne ne sait plus quoi foutre. Les valeurs s’estompent. On s’emmerde tous comme des rats morts ! » « Oui, c’est vrai », affirmait Léon d’une voix noyée. « Ah ! tu trouves aussi, hein ? » Et il raccrochait, content de cet écho qui lui renvoyait sa réflexion de salle de bains.
— Léon Yvrard, annonça-t-il.
— Ah ! vous êtes rentré ! Bonsoir, Léon. C’est Hermance.
La mère de Simone. Pourquoi se croyait-elle obligée de prendre un ton larmoyant au téléphone, alors qu’elle se montrait si sereine en tête à tête ? C’était une femme forte qui subissait vaillamment l’adversité. Elle était devenue veuve de bonne heure, avec deux filles à élever. Elle était agréable, presque jolie, et il était arrivé à Léon d’avoir envie d’elle.
— Bonsoir, Hermance.
Il l’appelait familièrement par son prénom, la considérant davantage comme une copine que comme sa belle-mère. Hermance habitait Rouen où elle exerçait le métier de pédicure. Son cabinet marchait bien : deux assistantes travaillaient pour elle et elle envisageait de s’associer avec l’une des deux dont elle appréciait les capacités et les qualités humaines.
— Comment va-t-elle ?
La question meurtrissait toujours Léon. Simone « n’allait pas », elle « n’irait » jamais plus. Simone était une femme morte dans un corps toujours vivant.
— Que vous répondre, ma pauvre Hermance !
— Oui, bien sûr.
Un temps. Ils allaient échanger des banalités. Hermance s’y refusa.
— Je crois vous avoir trouvé quelqu’un pour Simone, annonça-t-elle, retrouvant du coup sa voix énergique.
— Ça tomberait bien, Maria commence à renâcler.
— Vous ne devinerez jamais qui je vous propose.
— Je connais cette personne ?
Hermance lança, presque triomphale :
— Nadège !
Léon mit un temps à réaliser.
— Nadège : votre dernière ?
— Ben oui : Nadège, quoi ! Vous savez qu’elle a loupé son bac dans les grandes largeurs, en juin. Elle redouble donc sa terminale, et soudain, elle craque. Un rejet ! Elle veut plonger dans la vie active. Je la comprends un peu ; les perspectives d’avenir sont tellement décourageantes pour les jeunes !
— Ce n’est pas en venant garder sa grande sœur qu’elle va se faire une situation.
— Évidemment. Mais cela constituerait une sorte de position d’attente. Elle se trouverait à Paris et aurait tout son temps pour chercher quelque chose. Pardon de vous poser la question, Léon : combien comptiez-vous proposer à la personne qui soignerait Simone ?
— Je ne sais pas : dans les cinq ou six mille francs.
— Nadège serait ravie de toucher cette somme.
Nadège…
Cela devait faire deux ou trois ans qu’il ne l’avait vue. Il conservait le vague souvenir d’une adolescente aux aguets, plutôt jolie (elles l’étaient toutes dans cette famille), timide mais avec des yeux scrutateurs qui s’effarouchaient dès qu’ils croisaient un regard attentif.
— Avez-vous pensé, Hermance, que la vie rue Lecourbe n’est pas folichonne ? A cause de mes activités auprès de Boris Lassef, je séjourne peu à la maison et Momone n’est plus une compagnie, hélas…
— J’ai fait valoir vos objections à Nadège, dit Hermance. Elle persiste à penser que c’est pour elle la solution idéale et veut tenter l’expérience. Essayez toujours, puisque vous n’avez personne d’autre sous la main !
Il aurait dû se réjouir, pourtant la proposition inespérée de sa belle-mère ne lui disait rien qui vaille. L’arrivée d’une gamine chez lui (une gamine qui était sa belle-sœur), l’effrayait confusément. Elle allait compromettre un vague équilibre auquel il tenait. Il aurait souhaité une présence anonyme ; celle d’une étrangère…
— Il faut réfléchir, balbutia-t-il.
Son manque évident d’enthousiasme orienta Hermance vers des suppositions dont elle s’ouvrit spontanément :
— Écoutez, Léon, je me doute bien que, depuis « ce » grand malheur, votre vie s’est, comment dirais-je, réorganisée. Votre conduite est trop exemplaire pour que je puisse voir le moindre mal à ce que vous ayez des relations avec une autre femme…
— Oh ! qu’allez-vous chercher ! s’écria-t-il. Je n’ai rien à cacher, Hermance ! Si j’ai l’air réticent, c’est uniquement à cause de la petite. Elle risque de devenir neurasthénique, si jeune auprès d’un être inconscient. Mais enfin, je veillerai à ce qu’elle puisse se divertir tout de même. Envoyez-la !
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