Léon assurait qu’il atteignait le paroxysme de la furie en dix secondes, compteur arrêté ! Ses colères s’auto-alimentaient de son verbe. Il déployait une rage flamboyante au vocabulaire cocasse. « Sale con incapable, je te donne la becquée ! Recrache pas, bordel ! »
Enfin il pénétrait dans sa loge, en sueur, mais soudain très calme, presque détaché. Il jetait un regard rapide sur sa femme. Demandait d’une voix faussement indifférente :
« — Alors ? »
Il avait confiance en Nadia. Il la savait infaillible dans ses jugements. Digne fille du vieux Fedor ! Elle hochait gravement la tête.
« — Ça a été une bonne représentation. »
« — Tu ne trouves pas que Dora Moulin a déconné dans la scène de rupture ? Elle en a mis un paquet, la vache ! »
« — Non, elle était intense, très convaincante. »
« — Ah bon ! »
Rassuré mais mécontent, inexplicablement.
Il se dévêtait entièrement et Nadia le bichonnait à l’eau de Cologne. Des admirateurs venaient toquer à sa loge. Il hurlait : « Un moment, merde ! » Il détestait être assailli, rechignait à signer des autographes, et les compliments l’agaçaient. Sa femme devait le calmer, l’assagir pour qu’il accepte la corvée de la gloire. Il griffonnait des dédicaces illisibles que ses admirateurs considéraient avec un ravissement éberlué, n’osant lui demander ce qu’il venait de tracer sur leurs naïfs carnets.
A cette époque, Léon n’avait pas encore pris la place qu’il occupait à présent dans l’existence de Boris. Il se trouvait déjà à pied d’œuvre, mais se cantonnait dans des occupations subalternes. Le plus souvent, il jouait un petit rôle quelconque, ou bien servait de secrétaire-chauffeur. Il n’avait vraiment pris son envol qu’en renonçant au métier de comédien. Il avait entraîné Boris à l’écart, un soir, pour lui déclarer : « Dans le fond, la scène je m’en fous car je ne suis pas fait pour elle ; je te serai beaucoup plus utile en m’occupant de toi qu’en interprétant des rôles que tu me distribues par affection et dans lesquels vingt comédiens au moins seraient mieux que moi ! »
Ce genre de langage ne pouvait laisser Lassef indifférent, d’autant plus que Léon l’avait accompagné d’une liste impressionnante des « missions » qu’il était susceptible d’accomplir pour son ami.
Le tournant du match !
« Il détruit notre couple, songea Nadia. Il opère insidieusement, sans paraître y toucher. C’est une espèce d’érosion. Je ne comprends pas la finalité de la manœuvre. Je le gêne si peu. Qu’espère-t-il ? »
Brusquement elle éclata en sanglots et courut au lit enfouir son visage dans l’oreiller, comme une nausée vous contraint d’aller à la salle de bains. Elle pleura éperdument.
* * *
Lorsque son maître d’hôtel-déménageur de pianos annonça que « Maâme était servie », Lecoq dit à Léon de prendre la place laissée vacante par Nadia.
— Ça fera plusieurs bonshommes ensemble, fit-il, mais on s’en fout, non ?
C’était la première fois qu’Yvrard accédait au saint des saints et il en rougit d’émotion.
— Pourquoi Nadia est-elle partie ? demanda-t-il à Boris.
— Parce que je n’avais plus envie qu’elle soit là, répondit durement Lassef.
— Il y a du suif entre vous ?
— Elle me pompe l’air avec son vieux !
— Ça a été un type fantastique.
— Mais ça n’est plus qu’un vieux con ; il m’horripile, j’ai horreur des ringards. On n’a pas le droit d’en devenir un quand on a été Dimitri Fedor.
— Ce n’est pas la faute de Nadia, dit suavement Léon.
— Non, mais qu’elle ne cherche pas à me fourguer cette baderne !
— C’est son père !
— Elle devrait essayer de me le faire oublier.
Le repas fut animé, grâce à Léon qui, très en verve, se mit à raconter des histoires drôles. Boris, personnage grave, en raffolait, aussi son ami s’attachait-il à collecter les meilleures qui circulaient dans Paris. Son gag de Chaplin l’avait mis en vedette et il exploitait habilement son aura, veillant à ce que Lassef n’en prît pas ombrage. Avant d’attaquer une histoire, il déclarait qu’il la tenait de Boris, l’invitait à la raconter, mais ce dernier déclinait la proposition d’un geste badin et Léon s’exécutait par délégation spéciale de « l’Illustre », en lui laissant le mérite du succès remporté. Il était une fois pour toutes et à tout jamais « la chose » de Lassef, son valet zélé, son « fauteur de gloire », le faucon perché sur le gantelet de ce noble seigneur, prêt à fondre sur la proie qu’il lui désignerait.
Lorsque Léon eut épuisé son stock d’histoires, Lecoq revint au projet de publicité que lui avait inspiré le sketch chaplinesque.
— Tu sens ça comment, Boris ?
— Muet ! répondit Lassef. C’est-à-dire sans autre texte écrit que le nom de « Lecoq » en gros plan sur la boîte. Chariot, c’est le silence ! On démarre comme l’a fait Léon : il se découvre et se vide le contenu d’une boîte de coquillettes sur la tête. Mais quand la boîte est vide, il continue de pleuvoir des pâtes Lecoq : des macaronis, des vermicelles, etc. Une véritable trombe. Alors Chariot ôte sa redingote, sa chemise et, torse nu, reste sous la douche de pâtes en se servant de sa canne comme d’une brosse à dos. Flash final : Chariot est presque enseveli dans les pâtes, seule sa tête émerge de la pyramide !
La tablée lui fit un triomphe.
— Vendu ! Vendu ! C’est vendu ! hurlait Lecoq. Tu me tournes ça la semaine prochaine !
— Impossible, je serai en pleines répétitions.
— M’en fous, tu prendras un jour !
— Il m’en faudra trois et je ne peux pas interrompre mes répètes trois jours !
— Tu tourneras de nuit ! Tu tourneras pendant tes interruptions, tu tourneras quand tu voudras, mais j’ai besoin de ce film la semaine prochaine. Ma plus grosse campagne de pub !
— Ça va te coûter un saladier, Alfred, avertit sinistrement Boris. Tu ne t’imagines pas que je vais réaliser cette connerie pour trois balles !
— Dis un prix ! coupa le « pâteux ».
— Que me proposes-tu ?
L’industriel devint aussitôt matois. Il n’avait pas l’habitude de parler gros sous en public, mais en la circonstance, il trouvait farce de discuter le contrat de Lassef en présence d’un ministre, d’un conseiller d’État et d’un roi de la Bourse.
— Deux cent mille ! avança-t-il.
Lassef prit une cuillerée de diplomate.
— Le moment des histoires drôles est passé, déclara-t-il sèchement. Ce que tu m’offres là, c’est le cachet de Léon. Pour moi ce sera un million ou rien.
Lecoq soutint les regards qui convergeaient sur lui.
— D’accord, fit-il. Je t’en aurais donné le double si tu l’avais exigé !
— Bravo ! fit Boris, j’adore les répliques qui sonnent et qui se veulent « mot de la fin ».
Il prit un temps et ajouta :
— Ton film, je te le tournerai pour rien, Alfred.
Le père Lecoq éclata de rire :
— C’est bien ce que je voulais te faire dire, Boris !
Sa crise de larmes passée, elle s’était complètement déshabillée et, n’ayant pas de vêtement de nuit à sa disposition, s’était couchée nue entre les draps frais.
Longtemps, elle avait remâché son humiliation. Certes, Boris ne prenait jamais de gants avec elle et imposait son caprice le plus naturellement du monde, estimant qu’il faisait loi ; mais c’était la première fois que, ayant amené sa femme avec lui dans une soirée, il la congédiait avec cette rare goujaterie. Elle se disait que ce comportement n’était qu’un prélude à bien d’autres couleuvres, et lisait dans leur avenir de sombres perspectives. Elle vivait pour son génial tyran. Ce qu’elle éprouvait ressortissait davantage de la dévotion que de l’amour. Elle l’avait toujours admiré éperdument et lui avait dans un élan, mais pour toujours, consacré son existence. Il appartenait à cette catégorie d’hommes qui justifient tous les sacrifices.
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