— Nadia ! pense à Simone… Elle est ma seule famille, mon seul horizon. Tu l’as vue depuis son accident ? J’existe en compagnie d’un pot de fleurs qui chie et qui pisse. La nuit, je parle à cinquante-cinq kilos de viande inerte !
Nadia soupira :
— Je sais que le malheur rend méchant, mais tu l’étais déjà avant qu’il ne fonde sur toi. Tu avais décidé la faillite de mon ménage avant que la foudre ne tombe sur le tien. Tu es un salaud, Léon. Un pauvre, un triste salaud. Si tu restais avec nous, cela risquerait de mal finir.
Elle le dévisagea mélancoliquement :
— Un salaud blême, Léon ! Comme il existe des clowns blancs, toi, tu es un salaud blanc. Je t’interdis mon univers. Ce soir, tu m’as fourni l’occasion de te chasser. Mais chasse-t-on un être comme toi ? Non : on le congédie. Je te congédie.
Il resta longtemps sans parler, réfléchissant. Puis, comme s’il venait de trouver une solution, il demanda :
— Tu veux la guerre, en somme !
Elle réagit vivement :
— La guerre, dis-tu ? Mais ça fait bientôt vingt ans que tu me l’as déclarée ! Ça fait bientôt vingt ans que tu assièges mon bonheur !
Léon ricana :
— Tu parles comme une midinette !
Elle haussa les épaules.
— Il est temps que tu t’en ailles, Léon !
Il eut un rire amusé.
— Curieux que j’aie perdu la tête comme un palefrenier. Il faut dire que tu as une belle chatte, fournie, sombre, animale ! Un con de guenon, ma chérie ! Un beau gros cul, aussi : la quarantaine, que veux-tu ! Quant à tes seins, je sens que je vais fantasmer dessus. Marie Laurencin ! Je cherchais. J’ai vu les mêmes peints par Marie Laurencin. Les tétons et les mamelons n’ont pas la même couleur. Ça fait bouquet ! Franchement, je t’aurais tirée avec plaisir. Fougueusement, tout pédé que tu me crois !
Nadia gagna la chambre, claqua la porte et il l’entendit mettre le petit verrou doré.
Il demeura un bon moment immobile. Sur le mur, face à lui, une gravure ancienne représentait un oiseau coloré, haut sur pattes. Léon décida qu’il ne l’oublierait jamais. L’oiseau semblait le regarder et le trouver insolite. Yvrard s’attarda sciemment, toussotant pour marquer sa présence. Il voulait prouver à Nadia qu’il prenait son temps et ne se comportait pas en homme « congédié ». Peut-être espérait-il qu’elle réapparaîtrait ?
Au bout d’un moment il s’en alla.
* * *
Il portait une robe de chambre en soie, de chez Hermès. Comme il la mettait depuis dix ans, elle était en haillons. Boris avait remplacé la ceinture hors d’usage par une corde qui donnait au vêtement un aspect monacal. Une quantité impressionnante de crayons-feutres en gonflait la poche supérieure. La plupart du temps il égarait leur capuchon, et les crayons dégorgeaient dans la soie, composant à l’emplacement de la poitrine une tache noire, bleue et rouge qui allait s’élargissant.
Lassef était nu dans le vieux peignoir. Il aimait le frais contact de la soie sur sa peau. Installé à sa table de travail au désordre indescriptible, il étudiait les décors de « Je m’appelle Naufrage du Titanic ». Combien de fois avait-il exigé de Solard qu’il modifie ses maquettes ? L’autre qui le pratiquait depuis des années se montrait d’une totale docilité. Au gré de son inspiration, Boris lui demandait de changer l’architecture, ensuite il pinaillait sur les éléments du décor. Quand on en arrivait aux couleurs, « l’Illustre » piquait des crises. Il aimait travailler dans des bruns, des vieux bleus délavés, des blancs grisâtres.
Au paroxysme de ses angoisses, il débarquait dans l’atelier de Solard, s’emparait de ses pinceaux, de ses gouaches, opérait des mélanges, souillait des rames de papier à dessin avec des tâches qui ne le contentaient pas. Il piaffait d’impatience. « Tu vois, Anatole, ce que je voudrais… Tu as déjà eu entre les mains des pièces romaines en bronze ? Elles ont une patine somptueuse, tirant sur le vert… Eh bien, ça ! Va chez un numismate et demande-lui à voir des monnaies de Tibère ou de Néron. Pas en or. L’or, c’est beau mais c’est con : le temps le laisse intact, alors qu’avec l’argent et le bronze il se passe quelque chose… Étudie ces étranges bruns vert-de-grisés. C’est cela qu’il me faut à tout prix ! »
Il passa de la première maquette à la seconde qui représentait une chambre. Il l’avait jugée convenable et avait même accordé un acquiescement muet à Solard, ce qui équivalait de la part de Boris à un compliment. Et cette nuit, se trouvant nez à nez avec elle, l’œil neuf, il la jugeait plate. Il se mit à insulter l’artiste entre ses dents :
— Sale con ! Barbouilleur ! Autant de talent que mes fesses ! Aucune invention ! Rien ! Ils ne sentent pas les choses, ces enfoirés !
Il approcha de lui le socle du téléphone et pianota sur son cadran. Lassef mémorisait sans difficulté tous les numéros des gens qui lui étaient utiles.
Il écouta, plein d’impatience, la sonnerie d’appel. Comme elle se prolongeait, il craignit que Solard fût absent de chez lui, mais le décorateur finit par décrocher. Sa voix était inaudible.
— T’es soûl ? demanda Boris à brûle-pourpoint.
— Non, je dors.
— Pas moi. Dis donc, fils, je suis en train d’étudier tes maquettes ; celle du Deux est à chier !
Solard bâilla.
— T’avais l’air content de ma seconde mouture…
— Parce que je l’ai regardée à la va-vite.
Comme s’il regardait « à la va-vite » les choses relatives à son métier !
Pendant qu’il parlait, Léon entra dans le bureau, la mine tragique. Boris s’en aperçut d’emblée. Il posa sa main sur l’émetteur et demanda :
— Il y a de la casse ?
— Plutôt.
— Tu l’as retrouvée ?
— Oui.
Comprenant qu’il fallait en finir avec Solard, il lui fixa rendez-vous pour le lendemain et raccrocha.
— Raconte !
Au lieu de parler, Léon se prit à pleurer silencieusement, presque avec dignité.
— Il est arrivé quelque chose à Nadia ? questionna Lassef.
Yvrard secoua la tête.
— Quoi, alors ?
— On se quitte, balbutia Léon.
— Qui ça, on ?
— Toi et moi.
Boris perdit patience :
— Fais pas chier avec tes devinettes ! Accouche, bordel ! J’ai du travail, moi ! Je viens de m’apercevoir que le décor du Deux est foireux !
Il ne put s’empêcher de redresser la maquette incriminée pour l’étudier à nouveau :
— Alors ?
— Quand j’ai su qu’elle se trouvait au Royal Monceau , je me suis fait annoncer par le portier de nuit en me faisant passer pour toi.
— Et il t’a cru ? ne put s’empêcher d’objecter Lassef.
— J’ai seulement affirmé que j’étais Boris. Elle est venue m’ouvrir la porte complètement nue.
— Évidemment, si c’est moi qu’elle attendait.
— Ça l’a rendue furieuse d’être vue à poil. Elle est allée passer un peignoir et s’est mise à m’engueuler comme une furie, allant jusqu’à me traiter de pique-assiette et de pédé ! Elle prétend que je saccage votre foyer !
— Elle doit attendre ses requins, grommela Boris ; ces connasses sont complètement déboussolées dans ces périodes-là. Et c’est pour cela qu’on doit se quitter ?
— Non. Je me suis comporté comme un salaud, Boris. Le pire des fumiers ! Quand elle m’a traité de pédé je l’ai giflée.
— C’était chouette ? demanda Lassef en souriant. J’ai jamais eu le culot de le faire.
— Attends ! J’ai eu alors comme un vertige, une crise de folie, de désespoir, je ne sais pas, je ne sais plus ; je me suis jeté sur elle pour l’embrasser, la caresser. J’étais hors de moi. J’oubliais qu’il s’agissait de Nadia.
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