Elle finit par s’abîmer dans un sommeil alourdi par ses larmes, avec l’obscure sensation d’être une réfugiée épuisée de fatigue sur un quai de gare.
Le ronflement aigrelet du téléphone la fit sursauter au plus fort d’un rêve pénible qui l’avait mise en sueur et qu’elle oublia sitôt sa lucidité recouvrée. Elle eut le réflexe de regarder l’heure à sa montre posée près de l’appareil. Le cadran indiquait minuit vingt.
Elle décrocha, le cœur battant. Un concierge de nuit qui devait être très jeune, annonça :
— Monsieur Boris souhaiterait vous voir !
— Dites-lui de monter !
Une brusque allégresse acheva de la réveiller. Elle eut une bouffée de joie, presque de bonheur ! En rentrant chez eux et après avoir constaté son absence, Boris avait dû téléphoner chez les Lecoq pour demander à leur chauffeur où il avait conduit Nadia. L’homme avait répondu qu’il l’avait déposée à l’Étoile, à l’angle de l’avenue Hoche. Lassef en avait aussitôt conclu qu’elle était descendue au Royal Monceau .
Elle courut à la salle de bains, prit son peigne dans son sac à main pour se recoiffer et, toujours nue, gagna la porte afin d’y attendre son mari.
A peine y parvint-elle que déjà il grattait le panneau. Elle ouvrit. C’était Léon.
Elle eut un temps de stupeur, puis sa pudeur prit le dessus, elle poussa un cri et s’enfuit.
Léon entra délibérément, referma l’huis et s’installa dans un fauteuil du salon.
Ce n’était pas la première fois qu’il voyait Nadia en tenue d’Ève. Des années de vie presque commune leur avait ménagé de ces fausses manœuvres résultant de l’intimité. Des portes entrebâillées, des sorties inopinées d’une chambre ou d’une salle de bains, alors qu’elle se croyait seule, avaient depuis longtemps révélé à Léon l’anatomie de Nadia. Chaque fois, il avait éprouvé une gêne intense à laquelle s’ajoutait un sentiment de lèse-majesté. Mais à cet instant, il se sentait troublé. La vue de ce corps agréable mais où se lisaient les menues attaques de la quarantaine le plongeait dans une sorte d’émoi.
Il s’excitait rarement. Peut-être éprouvait-il cette louche convoitise à cause de l’hôtel où elle se trouvait seule ? Il gardait très présents ses seins copieux, qu’aucune maternité n’avaient déformés, avec leur bout ocré et leur mamelon presque mauve. Elle avait les fesses un peu lourdes. La toison de son sexe, très fournie, n’était pas triangulaire, plutôt trapézoïdale, à cause de sa luxuriance sans doute : elle débordait sur les cuisses et par- tait à l’assaut du bas-ventre. Il se mit à rêver de ce foisonnement sombre. Plus qu’à son corps lui-même, Léon avait été sensible à l’odeur de Nadia. Les heures passées au lit l’avaient attisée. Nadia sentait l’amour comme si elle venait de baiser.
Elle réapparut, enveloppée d’un peignoir de bain portant en écusson le monogramme de l’hôtel. Une intense colère flambait dans son regard.
« Putain, ce que je me la ferais ! Je l’emporterais dans la chambre, la jetterais en travers du lit et l’enfilerais sans lui ôter le peignoir. »
— Je te demande bien pardon, murmura-t-il, je ne pouvais pas prévoir…
— Tu t’appelles Boris, maintenant ? demanda Nadia.
— J’ai pensé que si je m’étais annoncé sous mon nom, tu ne m’aurais pas reçu.
— Gagné !
Il leva sur elle un regard contrit.
— Tu me détestes ?
— Pas exactement, je crois plutôt que je te méprise !
Des années !
Pendant des années elle s’était retenue de lui cracher ce qu’elle pensait de lui ; elle croyait ne jamais pouvoir le faire, et voilà que l’abcès crevait cette nuit.
Il la contemplait, troublé de plus en plus, la humant en essayant de rester discret ; louchant sur les pans du peignoir qui lui cachaient son merveilleux pelage.
— Qu’est-ce que je t’ai fait ? demanda-t-il, pitoyable.
— Tu le sais bien.
— Mais non !
— D’accord, tu ne le sais pas ; maintenant, fous le camp !
Léon sentit que l’extrémité de ses oreilles lui brûlait.
— Tu n’as pas le droit de me traiter ainsi !
— Vraiment ? Et moi, comment me traite-t-on ?
Elle avait les yeux pleins de larmes. Il y eut un long silence. Nadia s’assit sur le bras d’un fauteuil, face à Léon. Le peignoir s’écarta sans qu’elle s’en aperçoive et il retrouva l’affolante vision de son sexe. Il n’osa y maintenir ses yeux, de peur qu’elle réalise l’indécence de sa posture.
— Tu es un termite, fit-elle. Tu grignotes en dedans, tu ronges sans qu’il y paraisse. L’amour crève en douce. Pas vu, pas pris ! Tu es le pique-assiette de la tendresse.
— Mon Dieu ! Où vas-tu chercher tout ça, ma pauvre Nadia !
— Pendant des années tu as souillé par ta présence la vie de mon ménage, un peu comme une belle-mère odieuse sape le foyer de son fils par jalousie ! Car tu es jaloux, Léon. Jaloux de moi ! Tu n’es, moralement du moins, qu’un sale pédé.
Léon bondit de son fauteuil et la gifla à toute volée. Nadia fut déséquilibrée par le soufflet et tomba. Le peignoir se retroussa. Elle resta un court instant sur le dos, une jambe reposant encore sur l’accoudoir. Il la vit telle qu’il la souhaitait un instant plus tôt : offerte. Il perdit la tête. C’était un moment de vraie folie qui échappait à tout contrôle. Léon se jeta sur Nadia.
— Salope ! hurla-t-il, tu ne comprends donc pas que je t’aime ! Des années que je crève de toi ! Et tu viens me traiter de pédé !
Il l’embrassait frénétiquement, sa main droite fourrageait entre ses cuisses, malaxait sa toison, les lèvres de son sexe. Tout était écarlate et en ébullition dans sa tête.
« Je suis fou ! Je compromets ma vie ! Tout va cesser avec Boris ! Ô Boris, pardon de m’en prendre à ta femme ! C’est un malentendu ! Un coup d’égarement ! Je ne l’aime pas. J’ai juste envie d’elle pour un instant ! »
Il essayait de maintenir le visage de Nadia de sa main gauche car elle tentait d’échapper à ses baisers. Elle sentit le pouce de Léon sur sa bouche et le mordit de toutes ses forces. La douleur fut telle qu’Yvrard poussa un grand cri et lâcha prise. Il se retrouva agenouillé auprès d’elle, haletant, avec son pouce qui pissait le sang sur le tapis.
Elle parvint à se remettre debout, grelottante de fureur, et gagna sa chambre afin d’enfiler son slip, s’en fut prendre un gant de toilette mouillé dans la salle de bains pour bassiner ses tempes en feu.
Quand elle retourna au salon, Léon achevait d’entortiller son mouchoir autour de son pouce blessé.
Il le lui montra d’un hochement de menton.
— Jusqu’à l’os ! dit-il.
Mais elle parut ne pas entendre. Elle se planta devant lui, les bras croisés.
— Léon, appela-t-elle doucement.
Il leva les yeux sur elle.
Elle murmura :
— Léon, tu vas nous quitter ! Invente n’importe quoi pour Boris, mais cesse de le voir à compter de demain, sinon je lui dirai tout, tu comprends ?
Il balbutia :
— Tu ne peux pas me faire ça, Nadia. Je te demande pardon pour ce qui vient de se passer. Tu comprends qu’un homme puisse perdre la tête, n’est-ce pas ? Une femme comme toi ne peut pas ne pas comprendre cela. Nous ne sommes pas des bourgeois, mais des artistes.
— Tu feras ce que je t’ordonne, Léon ; c’est ta seule chance de ne pas perdre la face vis-à-vis de Boris.
— Non, Nadia, non. Je te jure que tu n’as pas le droit ! Je t’aime ! Je suis fou de toi !
— Tu sais bien que non, imbécile ! Décidément, tous les moyens te sont bons !
Léon crispa les mains sur sa poitrine.
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