— Je viendrai l’installer, promit Hermance.
Alfred Lecoq (des pâtes) s’était fait lui-même, affirmait-il ; et s’était un peu raté, ajoutaient les méchantes langues. Il était grand, épais, voûté, avec une tête énorme et des oreilles éléphantesques. Ses yeux d’un bleu laiteux ressemblaient à deux sulfures jumeaux tant ils lui sortaient du visage. Il avait le nez fort, la bouche jouisseuse, et compensait sa chevelure clairsemée par des implants végétatifs qui faisaient songer à un champ de poireaux miniaturisés.
Homme rusé en affaires, riche à milliards, il se piquait d’aimer le théâtre et consacrait des sommes importantes aux créations de Lassef, lequel avait appris à le subjuguer. Ce businessman qui faisait trembler son nombreux personnel, ses partenaires et jusqu’à ses clients, subissait la tyrannie insolente de Boris avec une délectation masochiste. « L’Illustre » le houspillait sans vergogne, se moquait de lui, de son train de vie ostentatoire, des bijoux de sa femme (dont il prétendait qu’elle les achetait au Creusot), des croûtes garnissant les murs de son hôtel particulier, de ses façons rustaudes qui trahissaient les origines du bonhomme (son père avait été marchand forain) et des maîtresses-pouffiasses en compagnie desquelles il s’affichait avec vanité, comme si elles eussent été des stars ou des dames de la haute société. Néanmoins, il aimait bien le père Lecoq et, lorsqu’il dépassait les limites du tolérable, il savait le récupérer d’un mot tendre ou d’une accolade.
Mme Albertine Lecoq ne déparait pas ce pittoresque industriel. Elle avait l’air d’une grosse poule en train de couver : quelque chose de constamment ébouriffé en elle et sa voix caquetante, une silhouette compacte, son minuscule nez crochu et ses yeux ronds stupides, la manière étrange dont elle bougeait sa petite tête par saccades créait cet aspect de gallinacé en attente.
Le couple habitait une maison pompeuse, avenue Foch où tout respirait le luxe de mauvais goût. Il s’entourait d’une nombreuse domesticité qui, chose amusante, semblait avoir été recrutée dans des milieux populaciers. Le maître d’hôtel ressemblait à quelque déménageur de pianos engagé comme extra. Sa veste craquait aux épaules et il ne pouvait la boutonner à cause de sa bedaine de bistrotier hépatique. Les femmes de chambre avaient l’air de putes arrachées au trottoir, la cuisinière faisait marchande de poissons marseillaise tandis que le chauffeur évoquait irrésistiblement un maquereau du cinéma d’avant-guerre. Ce folklore amusait Boris et il aimait converser avec les larbins du père Lecoq qu’il tutoyait tout comme leur patron.
Ce soir-là, les « pâteux » (comme les appelait Lassef) donnaient un raout pour fêter l’anniversaire de Madame. La fête rassemblait une faune disparate : industriels, hommes politiques, comédiens. On savait que Lecoq faisait bien les choses et que ceux qui n’aimaient pas le caviar pouvaient attraper chez lui des indigestions de foie gras. Il recevait selon un principe immuable : celui des petites tables de six personnes disposées en cercle autour d’une vaste table ronde de douze couverts. Cette dernière formait le soleil de cette constellation. Ceux qui y étaient conviés trouvaient devant leur assiette un superbe carton à leur nom. Les autres invités se plaçaient comme ils le voulaient, « selon leurs affinités », prétendait l’hôte. Cette formule de butor évitait à Lecoq de perdre du temps en préséances. Seule, la table du roi et de ses favoris mobilisait son attention, les courtisans s’arrangeaient comme ils pouvaient.
Autre particularité, plus humiliante encore : Alfred Lecoq faisait servir aux privilégiés de la table ronde un menu délicat, savamment composé, des vins rares, et plaçait un cadeau dans chaque assiette. Pour les autres, un somptueux buffet était dressé dans le salon voisin et chacun devait aller s’y servir. Le « pâteux » tenait à hiérarchiser ses hôtes. Il invitait les « gens de buffet » pour valoriser « les gens de table », afin de marquer la différence et bien indiquer aux uns comme aux autres où allaient sa considération, son amitié ou ses faiblesses.
D’aucuns qui avaient eu l’insigne honneur de festoyer sur la même nappe que le monarque du macaroni se trouvaient parfois relégués avec la tourbe des « buffetiers ». Cette rétrogradation indiquait que leur présence n’était plus souhaitée avenue Foch et qu’on ne les y avait conviés une fois encore que pour le leur signifier. Un mot de Boris Lassef courait à ce propos. Lors du dernier repas chez les Lecoq, il y avait rencontré un auteur dramatique qui venait d’essuyer un rude échec avec sa dernière pièce et que, en conséquence, le maître de maison avait chassé de la table ronde. « Ah ! vous ne voyagez plus en first mais en classe touriste, mon cher Maître ? Vous avez bien raison, les sièges y sont plus étroits, mais les conversations plus brillantes ! » Il avait lâché sa boutade en présence de Mme Lecoq qui en avait beaucoup ri (de son rire de poule « chantant l’œuf »).
Ce soir-là, une trentaine de couples se pressaient dans l’enfilade des salons meublés dans des styles différents. On allait du Louis XIV au Napoléon III en passant résolument par le Charles X, mais le Dom Pérignon coulait dru et des piles de toasts au caviar s’élevaient dans chacune des pièces. Le père Lecoq surveillait son monde d’un œil matois de maquignon prospère. Il adressait un sourire aux « petits », un compliment aux « grands », une bourrade aux « intimes ». Boris faisait partie de ceux-ci. Comme il était célèbre, le « pâteux » organisait ses soirées en fonction de lui, réunissant autour de la sainte table le politicien ou le haut fonctionnaire dont il avait besoin dans le moment, ses plus gros acheteurs, voire le couple dont il convoitait la femme, car c’était un vieux marcheur, aux performances amoureuses médiocres mais qui tenait à se faire une réputation de Casanova.
Le maître d’hôtel à gueule de camionneur s’approcha de lui et déclara :
— M’sieur Lecoq, l’attraction est arrivée.
Il appelait ses patrons « M’sieur et Mâme Lecoq » avec, de surcroît, un ton de familiarité complice trahissant de vieilles connivences.
— Quelle attraction ? s’étonna Alfred Lecoq ; j’ai pas commandé d’attraction !
Comme il disait, la porte du hall s’ouvrit et Charlie Chaplin fit une entrée remarquée en trébuchant et en s’étalant sur l’horrible tapis chinois. Chariot, à plat ventre, souleva son chapeau pour saluer l’assistance. Puis il entreprit de se relever en s’aidant de sa fameuse badine. Il déployait des efforts stériles d’une grande cocasserie. Les invités se groupèrent en demi-cercle et l’applaudirent en s’esclaffant. Une fois debout, Charlot se livra alors à une mimique qui consistait à tourner autour de la maîtresse de maison en parodiant un coq faisant sa cour à une poule, l’aile traînante, le pas menu. L’assistance hurla de rire.
Éberlué, le « pâteux », mi-irrité, mi-ravi, suivait le numéro de l’intrus en marmonnant :
— Mais qui est ce zozo, nom de Dieu ! D’où sort-il, celui-là !
Nadia, qui avait accompagné son époux, chuchota à l’oreille de Boris :
— Tu trouves ça drôle, toi ? Tu ne crois pas qu’il y va un peu fort ?
Lassef ne répondit pas. Il regardait s’escrimer Léon d’un œil intéressé. Il savait que c’était pour lui qu’Yvrard exécutait cet impromptu. Jadis, il excellait dans ses imitations de Chaplin et, fréquemment, en fin de soirée, Boris lui demandait de « faire Charlot ».
Quand il eut achevé de virevolter devant la dame Lecoq, il l’abandonna pour aller s’agenouiller devant son mari. Il sortit une boîte de coquillettes Lecoq de ses basques, en arracha le couvercle de plastique, ôta son chapeau et se versa le contenu de la boîte sur la tête. Après quoi, il se recouvrit, et sortit en faisant tourniquer sa canne.
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