Les invités lui firent une ovation. Léon réapparut par l’entrebâillement de la porte, la poignée recourbée de sa badine enserra alors son cou, le tirant en arrière. Il disparut. Les convives hurlaient de rire.
Enfin Léon revint, arracha perruque et petite moustache pour saluer.
— Quel triste cabot, murmura Nadia.
— Pauvre gourde, il est superbe ! répondit Boris.
Maintenant, le père Lecoq était enchanté par la prestation de Léon. Tout le monde lui en attribuait le mérite et le complimentait, ce qui le mettait aux anges. Il serra la main d’Yvrard.
— Formidable ! lui déclara-t-il. Voilà ma prochaine campagne publicitaire : Chariot renversant mes pâtes sur sa tête ! Génial ! Je vous engage pour tourner le film !
Il s’approcha ensuite de Boris et le prit par le bras.
— Une idée à toi, bien entendu ?
Lassef sourit en guise de réponse, ce qui équivalait à un acquiescement.
— Je ne sais pas où tu vas chercher tout ça, exultait Alfred Lecoq. Dis, tu vas me la tourner ma pub, avec ton copain ?
— D’accord, accepta Boris, mais il n’est pas question que je signe.
— Je m’en fous, riposta Lecoq : je dirai partout que c’est de toi ! Ce sera plus efficace encore qu’avec ta signature.
— T’es un vieux requin de merde ! fit Boris.
— Non, juste un marchand de pâtes avisé. Ne te plains pas de mon sens des affaires, saltimbanque, c’est grâce à lui que tu peux monter tes spectacles !
— Et la nouille devint génie ! déclama Lassef. Alfred, fit-il en passant tendrement son bras sur l’épaule de Nadia, il va falloir que tu excuses mon épouse. Elle ne se sent pas très bien et voudrait rentrer se coucher. Ça ne va pas trop perturber ta table, j’espère ?
— C’est un détail, fit l’hôte. Qu’est-ce qui ne va pas, petite madame ?
— Ne sois pas indiscret, Alfred. Ton chauffeur peut la ramener chez nous ?
— Évidemment. Je vais le prévenir. C’est vrai qu’elle est livide, cette pauvrette.
Nadia sentait le cœur lui manquer. Jamais encore Boris ne lui avait fait un coup pareil. Elle regarda « l’Illustre » droit dans les yeux. Il lui sourit.
— Ça va passer, dit-il en soutenant son regard ; rentre et couche-toi avec une bonne tisane.
Nadia acquiesça et se dirigea vers la porte. Elle se heurta à Léon qui revenait après avoir troqué la redingote chaplinesque contre un blazer noir.
— Ça n’a pas l’air d’aller, Nadia ! observa Léon. Tu es verte.
— Je t’emmerde, petit con ! murmura la jeune femme en s’écartant de lui.
En cours de route, elle fit coulisser la vitre la séparant du conducteur et demanda à celui-ci de la conduire en haut de l’avenue Hoche.
— O.K. ! fit-il.
Elle aurait presque pu y venir à pied, cela lui aurait donné des couleurs. Il tourna autour de l’Étoile et stoppa la Rolls dans la contre-allée de l’avenue Hoche.
— Vraiment, vous voulez que je vous largue ici, madame Lassef ?
— Ce sera très bien.
Elle quitta l’auto sans l’aide de Mario, lequel n’était pas stylé, et attendit qu’il reparte pour se mettre en marche. Elle avait l’air d’une épouse adultère se rendant à un rendez-vous galant. Lorsque les feux de la Rolls Royce se furent fondus dans la circulation, Nadia descendit l’avenue en direction du Royal Monceau . Ils allaient parfois dîner dans ce palace dont Boris appréciait les deux restaurants. Il raffolait des pâtes (qui n’étaient pas Lecoq), du Carpaccio et de la morue sautée du Jardin.
Elle se rendit à la réception où on l’accueillit avec empressement, et demanda une chambre pour la nuit.
Non, elle n’avait pas de bagages. Le préposé en fut visiblement surpris, mais Nadia ne chercha pas à lui fournir une explication cohérente. Il la conduisit dans une petite suite composée d’un minuscule salon, d’une chambre un peu plus vaste et d’une salle de bains.
Quand l’employé se fut retiré, elle se déchaussa, prit place dans un fauteuil et enclencha la télévision. Elle passa d’une émission de variétés connue à un feuilleton américain qui l’était tout autant. Ce genre de productions remplaçait à présent les westerns. Les choses se déroulaient dans une Californie stéréotypée, les acteurs portaient des jeans, des chemises à carreaux et se poursuivaient en Jeep Cherokee. Il fallait être débile pour prendre quelque plaisir à ces épisodes toujours pareils, pleins de belles filles blondes et dorées, de héros aux yeux bleus, de gros méchants éructants et de salves d’armes automatiques qu’on ne rechargeait jamais.
Nadia s’obligea à regarder le film, bien qu’elle fût incapable de discerner la trame pourtant grosse de cette action fracassante. Des acteurs gesticulaient, des couples se faisaient des scènes à voix postsynchronisées, des autos plongeaient dans des ravins, s’y écrasaient en flammes.
La femme de Boris regardait fixement l’écran. Elle retardait le moment de s’abandonner franchement à la situation, comme un blessé se retient de souffrir pour aller chercher du secours. Des « pensées ardentes » (nuées ardentes) lui fouaillaient l’esprit. Elle avait le courage de les repousser. Gagner du temps. Regarder les images, écouter le pauvre dialogue. Un énorme shérif, sûrement très très méchant, aboyait au nez d’un ravissant éphèbe frisotté : « Quand je me serai occupé de toi, mon gars, ta gueule sera en tête à tête avec ton cul ! » Des téléspectateurs devaient s’esclaffer en entendant cette réplique.
On frappa à sa porte. C’était un garçon d’étage qui lui apportait une corbeille de fruits. Elle fut importunée ensuite par la venue d’une femme de chambre qui entendait « ouvrir » le lit. Le cérémonial des palaces ! Il viendrait d’autres gens encore pour déposer des chocolats sur les oreillers ou pour s’assurer que le mini-réfrigérateur du salon était convenablement garni.
Elle regretta les petits hôtels de province de leurs premières tournées. On vous donnait la clé à la réception et l’on ne s’occupait plus de vous. Combien de tours de France, de Suisse et de Belgique avaient-ils accomplis, Boris et elle ? Elle lui préparait ses vêtements, lui faisait couler un bain chaud avant la représentation, lui commandait des œufs coque et un verre de lait. Parfois, il exigeait du bordeaux, en buvait un verre qu’il sucrait, ô hérésie ! Après quoi, elle l’escortait au théâtre municipal de la ville et l’attendait dans sa loge. Elle suivait la pièce diffusée par le haut-parleur de service qui toujours graillonnait. Elle savait toutes les répliques, tous les sons qui les ponctuaient, tous les silences… Elle prévoyait les réactions du public, toujours aux mêmes endroits ! Elle gardait dans l’oreille l’épais glissement d’un rideau qui tombe. Un bruit terriblement angoissant et mortel. Elle savait le silence qui suivait. Un silence effrayant. Et puis les ovations éclataient, lointaines, feutrées, à cause du rideau baissé, mais elles devenaient vivantes et présentes sitôt qu’il commençait à se relever. Elles ressemblaient au bruit de l’océan, ample, infini. Nadia n’était pas rassurée pour autant, car il convenait de différencier les bravos des vivats, les applaudissements des ovations. Elle savait décomposer les saluts. Les acclamations allaient crescendo, selon l’importance des rôles. Depuis les « beignes » d’estime accordées aux acteurs de troisième ordre jusqu’au vacarme que déclenchait l’apparition de Boris, une hiérarchie s’organisait dans les applaudissements. Il fallait dix rappels et des vagues de coups de pieds scandés pour que « l’Illustre » s’estime satisfait. Et puis peu à peu le calme revenait dans la salle. Le rideau cessait de tomber et de remonter aussitôt. Une sorte d’étrange agonie frappait le spectacle. Le silence se rétablissait. Le régisseur coupait la sono. Nadia continuait d’attendre son mari, immobile, à l’écoute. Il y avait un temps mort que Boris passait sur la scène avec les machinos. Ensuite il débouchait dans les coulisses : fauve se ruant dans le tunnel qui le ramène à sa cage. Il s’arrêtait de loge en loge, complimentant les uns, invectivant les autres. Minutieux et tatillon, rien ne lui avait échappé pendant la représentation. Un texte « savonné », une réplique décalée, il mémorisait les moindres imperfections pour en demander compte, ensuite, aux responsables. Il avait la colère fulgurante.
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