— Un amour comme celui que je lui porte ne laisse pas de miettes.
— Je serai discret, effacé, une ombre ! Vous me verrez à peine : je ferai les commissions, je laverai les voitures, j’irai t’acheter tes Tampax.
Mais elle remâchait son obsession :
— Faut-il que tu sois mesquin, Léon ! Nous deux si heureux, Boris et moi, et toi crevant de haine, à tisser ta petite toile d’araignée dans l’ombre. Je t’imagine devant le micro de ton magnéto, bavant tes délations insensées ! Faisant des effets pathétiques, genre grand avocat ! J’imagine que tu as recommencé plusieurs fois ton enregistrement. Mais en restant imperturbablement mauvais, cabot minable ! Dieu ! comme je te haïrais si je ne te méprisais à ce point ! Comme tu devais te sentir fier de toi, en crachant dans cette bobine !
« Mais comment un homme comme Boris a-t-il pu te tolérer près d’un quart de siècle auprès de lui ? Tu es fétide, Léon ! Tu es une infamie vivante ! Tu pues ! N’essaie pas de lutter : tu perdrais. Boris m’appartient, désormais, et aucune manigance ne pourra me l’enlever. Vois-tu, ta pauvre vie médiocre n’aura servi qu’à me permettre de cheminer jusqu’à lui. Maintenant, ta mission est accomplie. Disparais, crevure ! Va balayer d’autres chiottes et faire le pitre ailleurs ! »
* * *
— Vous en avez mis du temps ! protesta Boris. Je commençais à m’inquiéter.
Avec sa chemise blanche défaite jusqu’à la taille, dont il avait déboutonné les poignets, il se dégageait de lui quelque chose de princier.
— C’est que nous avons pas mal discuté, répondit Nadège.
— Elle m’a mis au courant de mon renvoi immédiat, renchérit Léon, s’efforçant d’adopter un ton léger.
— Viens dans mon bureau ! ordonna Lassef.
Il en ouvrit la porte, laissa pénétrer Yvrard et la referma.
— Tu veux bien sortir ton portefeuille, Léon ?
Ils se tenaient face à face, comme deux hommes d’affaires.
« Jamais tu n’as été plus beau, mon Boris. Le Prince de Hombourg ! Tu as à la fois un visage de monarque et de révolutionnaire. Tu pourrais incarner indistinctement le tsar ou Trotski. »
Il posa son portefeuille sur le bureau.
— Combien t’ai-je donné pour les gratifications mairie-église ? demanda Boris.
— Quinze mille balles.
— Ouvre-le et sors l’argent qui te reste.
Léon s’exécuta.
— Compte-le !
— Six mille ! annonça Yvrard.
— Joli bénéfice. Ne me dis pas que ce fric t’appartient : j’ai fait trois trous d’épingle dans la marge de droite des billets. Vérifie !
— Pas la peine, déclara Léon avec un sourire ; tu prends une mentalité de « patronne » du seizième avec sa bonniche portugaise.
Boris écarta un tiroir du meuble, juste assez pour y glisser la main et saisir une grande feuille de banque pliée en deux.
— Ton dernier relevé bancaire ! Compliments : tu es presque aussi riche que moi !
— Je vois que la pie borgne a bien préparé son coup, soupira Léon. Tu sais que tu viens d’épouser une saloperie, Boris ?
— Si tu l’insultes, je te casse la gueule ! Fous le camp de chez moi, tu n’es qu’un filou.
— Tu sais bien que non !
— Tout cet argent que tu m’as volé au fil des ans en abusant de mon amitié, ce n’est pas de la filouterie ?
— Non, Grand : de la prévoyance. J’accumulais pour nos vieux jours. Tu es une cigale, j’étais ta fourmi ! Je me disais qu’un jour ta chance tournerait, que ton talent n’épaterait plus personne ; bref, que tu deviendrais plus ou moins une espèce de Dimitri Fedor ; je voulais nous assurer une vieillesse convenable. Je n’ai jamais imaginé de vivre sans toi, alors qu’aurais-je fait de cet argent ?
— Tu espères que je vais te croire ?
— Je ne l’espère pas : TU ME CROIS ! Je me suis voué à toi, Boris, corps et âme. Ma vocation, ma carrière, l’essence de mon existence, c’est toi. J’ai tenté de réagir au début, mais ça a été impossible : tu m’as subjugué à vie. Si tu me vires, je suis un type foutu.
— Va-t’en ! gronda Lassef.
— D’accord, je vais partir ; ne t’inquiète pas, Grand : je vais partir. Auparavant, eu égard au passé, tu ne peux pas m’empêcher de te dire deux ou trois choses. D’abord, sache que la période que j’ai connue ici, depuis la mort de Nadia jusqu’à l’arrivée de Nadège, a ressemblé pour moi à du bonheur. J’ai pu t’aimer comme une femme. Maintenant, écoute ça : la sous-merde dont tu viens de faire une seconde Mme Lassef t’aime aussi. Que dis-je : elle t’adore, te vénère, sincèrement c’est un cas ; le triomphe d’une idée fixe forcenée ! Seulement, Boris, elle va te couler sans le faire exprès ; tu sais pourquoi ? Parce qu’elle ne va pas seulement te rendre heureux, mais béat ! Béat, tu comprends ? C’est-à-dire mou et con. Tu vas flotter dans les extases, te shooter à l’amour !
Lassef eut comme un sursaut menaçant.
— Oui, oui, le Grand ! Je disparais, déclara Léon. Mais pas sans te fournir la preuve que je suis dans le vrai : depuis plusieurs mois tu as signé ce fameux contrat pour le remake de La Guerre et la Paix qui te tenait tant à cœur. En temps normal, tu serais en train de travailler avec un grand scénariste comme Carrière ; tu aurais déjà établi le casting. Cet appartement devrait être une ruche, avec des allées et venues incessantes, des projets de décors, des maquettes partout, des auditions de comédiens, des bandes sonores, des publicitaires en effervescence, bref, tout le bigntz habituel. Au lieu de cela, rien ! Tu vas rester seul pour baiser une gamine, téléphone débranché.
« Zakouskine a déjà appelé quatre fois pour demander quand tu allais t’y mettre. Je lui ai répondu que tu avais attaqué l’adaptation. Pieux mensonge. Et ta future pièce, dis ? « Rue des Ambitieux » ; as-tu écrit une seule réplique depuis ton premier tableau ? Non ! Monsieur fait relâche. Les héros sont fatigués. Le loup s’est changé en chat angora, laissons-le roupiller sur ses coussins. »
Léon se leva et contempla longuement son ami. Lassef était très pâle, sa barbe ombrait déjà ses joues creuses et il y avait dans ses yeux fixes une insoutenable insensibilité. Mais comme il était beau et noble !
— Boris, murmura Yvrard, je t’aime. Mais moi, hélas, je n’étais pour toi qu’un compagnon de complaisance, une présence attentive et pratique. Ton garde du corps, ton garde du cœur. Tes gestes les plus insignifiants, les plus perdus m’étaient précieux. Tu représentes pour moi l’harmonie, la réussite. Non pas la réussite sociale, mais la réussite de l’être. Il existe une telle perfection dans ta personne qu’il me suffit de te contempler pour être heureux. Ta voix m’est musique et les ondes qui partent de toi ont toujours constitué ma seule source d’énergie. J’aimais te regarder vivre et te regarder dormir. La vieille Mira te garantissait de mon dévouement ; elle est morte d’avoir trop senti les choses. Ton destin vient de faire faillite, Boris, mon amour. Cette fille ruinera ta vie. Tu étais le plus sublime des chevaux de course et on t’attelle à une grossière charrette. Quand une maille file, la gloire se défait vite ! La bougresse ne t’a pas séduit : elle t’a envoûté. Tu es sous hypnose, mon pauvre vieux. Peut-être te réveilleras-tu un jour ; si un tel miracle se produisait, fais-moi signe, je suis dans l’annuaire !
Un silence s’établit, flou et triste, musique muette pleine de discordances.
Lassef se mit à tripoter des objets insignifiants sur son bureau.
— Je ne te reverrai jamais, déclara-t-il enfin. Tu ne m’es pas devenu inutile, tu m’es devenu insupportable. Léon, tu connais ma prodigieuse faculté d’oubli ? Sache que lorsque tu auras franchi cette porte, tu seras sorti à tout jamais de ma mémoire.
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