A la suite de cet incendie qui a pris dans les coulisses, les enquêteurs sont parvenus à la conclusion d’un acte criminel.
Selon leur hypothèse, publiée dans la presse, le pyromane aurait placé sous le canapé utilisé dans les premiers tableaux, une boîte de fer tapissée d’une couche de coton et dans laquelle il aurait mis une bougie allumée. Au bout d’un certain temps, le niveau de la flamme aurait baissé, la bougie se consumant, et mis le feu à la couche de ouate. Le menu foyer ainsi créé aurait alors embrasé le canapé.
J’appuie cette seconde accusation sur les faits suivants : Nadège, depuis plusieurs jours, passait tout le temps des représentations en coulisse pour y admirer de tout près son idole. Elle tenait une serviette de bain sur son bras, dont elle épongeait son héros à sa sortie de scène. Le soir du sinistre, elle était munie d’un sac de plastique ; je suppose que beaucoup de personne, notamment parmi les machinistes, seront à même de confirmer le fait : la serviette-éponge dépassait ostensiblement du sac, mais elle cachait la boîte à la bougie. Je signale en outre que depuis longtemps je conservais deux bougies dans un tiroir de ma cuisine, rue Lecourbe ; je les avais achetées à l’occasion de grèves tournantes à l’E.D.F. Après le sinistre, je suis allé vérifier : il n’en restait plus qu’une. J’ignore si des chimistes seraient à même de déterminer que cette bougie est de même provenance que celle ayant servi à mettre le feu, à condition qu’on ait pu relever des traces de cire dans la boîte, mais à toute fins utiles, je l’ai déposée avec les autres pièces à conviction.
Je fais cette présente déclaration, conscient de sa gravité, mais sûr de son bien-fondé. Je la fais moins pour le repos de ma conscience que pour ne pas laisser, après moi, mon cher Boris entre les mains d’une criminelle. Paris, le 14 avril 1990.
Le texte de la présente se trouve, écrit de ma main, chez maître Gravelot. Si je l’ai enregistré, c’est parce que j’ai pensé que les accents de la vérité étaient plus perceptibles vocalement.
Le zonzonnement de la bobine désormais muette retentit dans le compartiment d’acier, Léon appuya sur le bouton de rembobinage.
— Fin des enquêtes du commissaire Léon, déclara-t-il.
Comme il jetait cette sinistre boutade, il ressentit dans son dos un choc violent qui lui coupa le souffle. Il eut l’impression que sa cage thoracique éclatait et crut avoir pris une balle dans la poitrine. Un nouveau choc l’ébranla plus fortement encore et il tomba à genoux en poussant un cri de souffrance. Il se rendit compte alors que Nadège l’écrasait avec la porte du coffre contre le battant de laquelle elle se jetait avec rage. Elle la rouvrait et la rabattait en poussant des cris inarticulés.
Pour échapper à son acharnement, Léon s’allongea sur le sol. Elle poursuivit alors le massacre à coups de pieds.
Et puis il y eut un bruit de pas, des exclamations. L’employé de la banque revenait, escortant une cliente, et tous deux contemplaient la scène avec effarement.
Nadège cessa de martyriser Léon. Elle avait le visage révulsé par la fureur et un long filet de bave coulait de sa bouche sur le tailleur de mariage. Elle haletait en geignant, émettant des hoquets d’enfant capricieux, rossé, que ses sanglots de rage et d’humiliation étouffent.
— Grands dieux ! Mais que se passe-t-il ? s’écria la dame. Cette personne est folle. Vous devriez prévenir la police !
— Non ! s’écria Léon en se relevant laborieusement. Non, laissez…
Il se sentait meurtri, brisé, le souffle court, et comprimait à deux mains sa poitrine durement traumatisée.
Il fit quelques pas incertains en direction des arrivants, puis il se ravisa et d’un coup de coude lent claqua la lourde porte d’acier rugueux comme de la peau d’éléphant.
— Si vous voulez bien fermer cette porte avec la clé de la banque, mon cher ami, j’en serai ravi, fit-il à l’employé.
Les gestes usuels s’opérèrent au ralenti, dans un silence glacial. Léon remonta l’escalier comme s’il sortait d’un tombeau. Nadège le suivait en affichant un calme souverain.
Il se retourna et songea que si un jour elle devait passer aux assises, elle resterait imperturbable de bout en bout.
Ils regagnèrent la Mercedes mal garée qui venait d’être décorée d’un second papillon. Ni l’un ni l’autre ne le sortit de sous le balai d’essuie-glace, et il s’envola avant qu’ils eussent tourné le coin de la rue.
Ils étaient anéantis par la scène qui venait de se produire. Tout leur être les brûlait et ils avaient tous deux un goût d’acier dans la bouche. Un formidable désenchantement ruinait en eux quelque chose de fondamental qui est la joie inconsciente de vivre.
— Qu’est-ce qui t’a pris d’inventer ces choses monstrueuses ? demanda Nadège d’une toute petite voix.
— Tu sais bien que je ne les ai pas inventées !
— Tu penses sérieusement que la police croirait un instant à ce tissu de calomnies ?
— Et comment !
— Ça ne tient pas debout !
— Oh que si ! Tes cheveux, par exemple, sous les ongles de Mira, tu verrais comme ça ne tient pas debout ! Et ton sac en plastique dans les coulisses, que les machinos ont fatalement remarqué ! D’ailleurs, je suis convaincu que les techniciens de Chaillot doivent l’évoquer à voix basse dans les bistrots, depuis l’incendie.
Il suivait un gros camion noir de crasse qui répandait une âcre fumée sombre et pestilentielle.
— Crois-moi, Nadège, tu n’as pas d’autres ressources que de signer un armistice avec moi, assura Léon.
Elle tapait du pied le plancher de la voiture au rythme de ses pensées. On sentait bouillonner en elle une violence profonde. Sa fureur ne désarmait pas ; elle traversait parfois des accalmies consécutives à des poussées de peur ardente, mais la violence revenait en bourrasques.
A un certain moment, elle planta ses ongles dans le bras de Léon, ce qui lui fit donner un coup de volant malencontreux. Un automobiliste lança une injure.
Nadège poussa un rugissement. Ses yeux parurent rouge meurtre à Yvrard.
« Oh ! mon Boris, tu viens d’épouser une folle. »
— Tu préparais cette saleté sous son toit ! Et tu viens prétendre que tu l’aimes ! Salaud ! Tu viens me parler d’armistice avec ton poignard caché dans le dos ! Tu t’imagines que ton pauvre scénario de minable me fait peur ? Qu’est-ce que tu attends pour le porter à la police ? C’est toi qui te retrouveras en prison ! Tu veux parier ? Parce que moi aussi j’ai des choses à présenter, des preuves ! Pas des délires comme ceux que je viens d’entendre, mais de vrais documents.
— Pas possible ! bafouilla Léon, mal à l’aise.
— Deux lettres ! Une de ta main dans laquelle tu me demandes pardon de m’avoir violée, une de la main de Nadia que tu avais cachée dans un livre sur la mise en scène, lettre où elle reconnaît avoir fait l’amour avec toi et vouloir se tuer à cause de cette tromperie. Tu auras l’air d’un joli monsieur, aux yeux de Boris et aux yeux des flics. Compte qu’ils attacheront du crédit à tes accusations après les avoir lues !
Il l’écouta et fut gagné par une infinie lassitude ; toutes ces menaces, ces déclarations emphatiques n’étaient-elles pas puériles ? Ne se comportaient-ils pas comme deux enfants vicieux interprétant une tragique version de « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette » ?
Il avait très mal dans la poitrine et dans le dos, là où un angle de la porte du coffre l’avait atteint ; il devait y avoir une plaie sous sa chemise.
— Nadège, si on cessait de se déchirer ? Tout ce que je te demande c’est de me laisser des miettes de Boris.
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