— Ça fait un peu roman policier, non ? plaisanta Léon d’une voix enjouée.
Elle était aux aguets, réprimant mal sa curiosité. Son regard intrigué allait de l’appareil rouge à Léon. Elle flairait un danger sans parvenir à déterminer de quelle nature il pouvait être. Le lieu implacablement déshumanisé, avec sa lumière clinique et tout cet acier rébarbatif l’impressionnait ; c’était la première fois qu’elle descendait dans une crypte à fric. La lourde menace de l’appareil bancaire créait une oppression pénible et le silence ajoutait à son angoisse. Elle trouvait à Léon une tête de reptile aux yeux obliques.
— Assure-toi que la salle est bien vide ! ordonna-t-il, je vais te faire jouer une musique peu recommandée à d’autres oreilles.
Et comme elle restait coite, il gronda :
— Allez, la mère Lassef, bouge ton gros cul !
Malgré l’outrage, elle obéit, parcourut la travée centrale et ne vit personne.
Lorsqu’elle fut de retour près de lui, il déclara :
— Si tu es fatiguée, assieds-toi par terre, ça va être un peu long.
En dépit de l’invite saugrenue, elle demeura debout, les mains au dos, telle une écolière en pénitence. Il se dit que l’année précédente, elle se débattait dans son lycée avec des textes de Kant, de Marx ou de Spinoza. Elle avait tellement l’aspect d’une gamine dans son tailleur de jeune mariée ! Un côté emprunté qui évoquait quelque flagrant délit. Si elle n’avait pas eu l’esprit mobilisé par l’amour de « l’Illustre » depuis sa prime enfance, elle aurait probablement tâté de la drogue, ou bien aurait fait partie de ces bandes de quartier qui volent des voitures et rançonnent les enfants. Peut-être encore aurait-elle appris à jouer d’un instrument et serait-elle allée faire la manche dans des villes étrangères en compagnie de traîne-patins aux cheveux verts.
— Tu joues d’un instrument ? demanda Léon à brûle-pourpoint.
— Pourquoi ? bougonna-t-elle, de plus en plus surprise.
Elle détestait qu’il l’intrigue, cela lui conférait une obscure supériorité que Nadège tolérait mal.
— Je me disais que tu devais avoir appris à te servir d’une flûte ou d’une guitare.
— Hermance te l’a dit ?
— Ma parole que non. Mais il y a chez toi cette rébellion qu’on rencontre chez tant de jeunes d’aujourd’hui, alors je t’imagine parfaitement jouant dans une rue de Bruxelles ou de Dublin avec un copain crados. Si tu as échappé à cette fatalité, c’est à cause de Boris ; il a remplacé en toi la came et l’anarchie ; ça été ton Katmandou. Dans un sens c’est un côté positif. Bon, on s’offre la tirade du Cid ?
Il brancha l’appareil sans le sortir du coffre, comme s’il redoutait de le laisser choir sur le sol de marbre triste.
La conque d’acier réverbérait les sons qui émanaient du cassettophone. Le simple déroulement de la bande non imprimée produisait un chuintement creux. Puis il y eut un heurt du micro, équivalent à une détonation, et ils tressaillirent.
La voix de Léon retentit, un peu crispée, un peu haletante, comme sous l’effet d’une émotion mal contrôlée.
— Ah, ça, c’est pas du Gérard Philipe ! dit-il. Mais écoute bien quand même.
Le texte dit par Yvrard était le suivant :
Je m’appelle Léon, Jean-Baptiste Yvrard, 46 ans, domicilié 84 bis rue Lecourbe, Paris, profession comédien. Depuis plus de vingt ans je suis l’ami et le collaborateur de Boris Lassef, après avoir été son condisciple, et j’ai eu le privilège de vivre à son foyer une grande partie des vingt années en question, tout particulièrement depuis le décès de son épouse Nadia, née Fedor. C’est donc en connaissance de cause que je suis en mesure d’informer la Justice les faits qui vont suivre.
Il est évident que j’aurais dû les révéler au moment où ils se sont produits, mais je ne m’en suis pas senti le courage. Si ce document parvient un jour entre les mains des autorités compétentes, c’est que j’aurai cessé d’exister et que donc je serai absous de mon silence par la mort.
Il y eut un vide.
— Je me trouve un peu pompeux, non ? fit-il rapidement à Nadège.
Elle lui décocha un regard blanc de femme évanouie. L’enregistrement reprit :
Il me faut préciser maintenant que pendant plusieurs mois, ma jeune belle-sœur, Nadège Morton, vingt ans, est venue habiter chez moi, rue Lecourbe, pour m’aider à soigner mon épouse totalement paralysée par un accident de la circulation. Au cours de son séjour à la maison, j’ai découvert que Nadège nourrissait un amour éperdu pour Boris Lassef, j’en fournis pour preuve la photocopie de son journal intime déposée, ainsi que d’autres objets que j’appellerai pièces à conviction, en l’étude de maître Gravelot, notaire, avenue du Maine.
Emportée par cette passion, ma belle-sœur se livra à différentes manœuvres pour capter l’intérêt de Boris Lassef. Elle y parvint au-delà de ses espérances puisque mon ami décida de l’épouser lorsque s’achèverait l’exploitation de sa pièce « Je m’appelle Naufrage du Titanic » au théâtre de Chaillot, c’est-à-dire au bout d’une année environ.
Il y eut un nouveau temps mort pour permettre à Léon d’équilibrer sa respiration.
— Fin du préambule, commenta-t-il, on va entrer dans le gras !
Nadège avait un tic qui trahissait son énervement : elle grattait le bas de sa lèvre inférieure avec l’ongle de son pouce.
Quand Nadège Morton commença à fréquenter l’appartement de Boris Lassef boulevard Richard-Wallace, elle se heurta à la farouche obstruction d’une vieille amie de la famille Lassef que mon ami hébergeait par charité et que je ne connais que sous le diminutif de Mira, son patronyme étant trop compliqué pour que je puisse le mémoriser. Dire que la vieille femme ait pris Nadège en grippe serait au-dessous de la vérité. C’est une haine spontanée que lui inspira ma belle-sœur, et Mira se mit à faire des scènes violentes à Boris, lui criant que ce projet de mariage était une folie et que l’arrivante était une « sorcière ».
Très peu de jours après l’arrivée de Nadège chez Lassef, la vieille femme fut trouvée morte dans son lit. Comme elle était cardiaque, son médecin ne fit aucune difficulté pour signer le permis d’inhumer. Trop hâtivement, car je prétends, moi, qu’elle a été assassinée par Nadège Morton. En effet, arrivant immédiatement sur les lieux, j’ai trouvé dans le lit de Mira une boucle d’oreille de Nadège provenant de chez « Agatha » et représentant un petit ours doré. La boucle en question se trouve chez maître Gravelot. J’ai remarqué en outre que le second oreiller de la vieille dame comportait des traces de fard : rouge à lèvres, fond de teint, noir à cils dont elle usait beaucoup, ainsi que des traces de sang provenant, je suppose, de ses gencives et de ses lèvres tuméfiées, car j’accuse Nadège d’avoir étouffé Mira en maintenant un oreiller sur son visage. La taie dudit oreiller a été également déposée chez le notaire précité. Peut-être qu’une autopsie, même tardive, confirmera mes allégations, en tout cas, on trouvera des cheveux de Nadège sous les ongles de Mira : ils lui ont été arrachés par sa victime pendant qu’elle se débattait.
Nouveau « blanc », plus prolongé que les précédents.
Yvrard sourit à sa belle-sœur.
— Les enquêtes du commissaire Léon, madame Lassef ! Et maintenant voici le second épisode.
Elle était très pâle et on croyait entendre battre son cœur sous le chemisier de soie.
« Elle va tomber en syncope », songea Léon.
Maintenant, reprenait sa voix, je tiens à soutenir contre Nadège une deuxième accusation. Je l’accuse d’avoir mis le feu au théâtre de Chaillot pour provoquer l’arrêt des représentations et ainsi pouvoir épouser Boris Lassef sans délai.
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