— Quel effet cela vous fait, Boris Lassef ?
— Ça me fait chier !
Petits rires gênés.
— Il paraît que le feu a pris dans les coulisses, vous croyez à un acte de malveillance ?
— Que le feu soit dû à un dingue ou au hasard, ça change quoi ?
— On dit que les décors seraient entièrement détruits, ainsi qu’une partie de la scène et de son équipement.
— Merci du renseignement.
— Vous allez être réduit au chômage ?
— J’irai me faire inscrire.
— Un homme ayant votre activité débordante ne doit pas manquer de projets ?
— Est-ce bien le lieu et le moment pour les évoquer ?
Puis, saisi d’une idée brusque, il fit claquer ses doigts en direction de Nadège qui l’attendait à l’écart avec Léon, et lui fit signe de le rejoindre.
Intimidée, elle vint s’inscrire dans la tempête éblouissante du projecteur à main.
— Mon principal projet, je peux vous l’annoncer : je vais me marier. C’est elle !
Et cela sonnait comme une accusation.
* * *
A l’ Orangerie , Boris avait caressé le projet « d’emporter » Nadège dans son lit, cette nuit-là.
Il le réalisa, mais pas pour les mêmes raisons. Cet incendie nocturne le traumatisait.
Avec les décors, avec la scène qui les hébergeait, c’était sa pièce qui venait de brûler. Tout spectacle a une fin, certes, mais du moins s’y prépare-t-on. On annonce les dernières, on se conditionne, un vent de mélancolie passe sur la troupe. Là, « Je m’appelle Naufrage du Titanic » venait d’être foudroyé comme l’est un individu par une crise cardiaque. La pièce gisait au milieu de Paris dans un tas de cendres chaudes.
Ils ne le décidèrent pas. Simplement, en prenant place dans la Volvo, il murmura à l’adresse de Léon :
— A l’apparte.
Le trajet fut silencieux. Qu’auraient-ils dit ?
Tandis qu’Yvrard allait garer l’auto, le couple prit l’ascenseur et fila tout droit dans la chambre de Lassef.
« L’Illustre » ne parlait toujours pas. Il se déshabilla, jetant ses vêtements sur le tapis. Ensuite, il passa un moment à la salle de bains, laquelle était séparée de la chambre par un vaste dressing.
Lorsqu’il revint, Nadège avait rangé ses effets et s’était dévêtue également. Il ouvrit à peine le lit pour s’y glisser ; Nadège gagna la salle d’eau en prenant mille précautions pour qu’aucun bruit humiliant ne puisse parvenir aux oreilles de Boris.
Quand elle en sortit, Lassef avait éteint la lumière et elle gagna sa couche à tâtons, se repérant au léger rai de clarté bleuâtre filtrant entre les rideaux. Elle se coula prestement au côté de Boris. Il avait ménagé une espèce d’igloo sous les draps en s’y enfonçant, au point de toucher avec les orteils le pied du lit, ne laissant qu’un étroit conduit d’aération pour pouvoir respirer.
Nadège se colla à son compagnon le plus totalement qu’elle le put et enfouit son visage dans le creux de son aisselle dont l’odeur animale la chavirait. Ils restèrent ainsi, farouchement unis. Lassef avait plaqué sa main droite sur les fesses de Nadège. Il se mit à débiter des litanies dans une langue qu’elle ne comprenait pas.
Lorsqu’il se tut, elle lui demanda ce qu’il venait de dire.
— Je priais, répondit Boris.
— En russe ?
— Ma mère m’a appris à le faire dans cette langue et j’ai l’impression que le Seigneur ne comprend que le russe.
— Vous m’apprendrez cette prière de façon à ce que nous puissions la réciter ensemble ?
— Avec joie.
Il chercha sa bouche et l’embrassa passionnément ; mais leur étreinte n’alla pas plus loin.
* * *
Boris s’éveilla en poussant une étrange plainte, sorte de sanglot avorté. Il ouvrit les yeux et aperçut Nadège, accoudée au-dessus de lui, qui le contemplait. Ses seins assez forts masquaient une partie de son visage. Lassef attira la jeune fille à lui pour baiser les mamelons dressés.
Elle caressa sa chevelure mouillée par la transpiration.
— Vous avez de la peine ? demanda-t-elle.
Il ne répondit pas, la renversa d’une tendre bourrade pour plaquer son visage sur son ventre. C’était chaud et doux. Il se mit à pleurer sa pièce morte à la fleur de l’âge. Il l’avait en tête, tout entière, jusqu’à la moindre intonation du plus infime des comédiens ; ses bruits, sa musique, ses lumières. Le ronflement léger du rideau qui se fermait. Les secondes de « récupération » chez les spectateurs, avant la formidable décharge des ovations. Des répliques sortaient de lui :
« — Je t’ai apporté des roses. » « — Tu sais bien que je déteste ces fleurs sophistiquées ! » « — Justement, je t’en ai acheté pour que tu apprennes à les aimer ! »
C’était comme un être mort dont certaines des paroles vous reviennent au hasard du souvenir. Et il y avait également les odeurs. Le décor de la chambre (la fameuse chambre copiée sur celle de « la Garde de Dieu » qu’en définitive il avait renoncé à acheter) ne sentait pas comme le décor du salon, au Un. Le parfum d’Armande était totalement différent de celui de « leur » fille. Le vieux Montbogeon puait « la pommade du Tigre » dont il oignait une de ses épaules de rhumatisant.
Le feu venait de détruire tout cela.
Nadège ne cherchait pas à le consoler. Elle continuait à caresser ses cheveux détrempés. Il se calma petit à petit. Sa pièce ? Il irait assister à la création de New York, à celles de Londres et de Bruxelles également, sachant que toutes ces autres versions le feraient souffrir car sa musique serait jouée par d’autres instruments, dirigés par un autre chef, dans d’autres décors. Il ne verrait que des trahisons ! La vraie venait de partir en fumée.
— Vous voulez que j’aille chercher le petit déjeuner ?
— Tu ne veux pas me tutoyer ?
— Je ne pourrai jamais.
— Tu me diras « vous » pendant que je te ferai l’amour ?
— Je ne dirai rien, je crierai ! Du moins je le crains.
— Pourquoi le crains-tu ?
— Parce que je trouve inconvenant de perdre la tête à ce point.
— L’amour ne doit pas avoir de limites.
Il la caressa un instant, ce qui le mit en érection ; mais comme chaque fois qu’il allait s’abandonner, il sut dominer son désir d’elle.
— Tu es superbe, Nadège !
— Vue par vous, probablement.
— Tu as un corps pulpeux et ferme à la fois, et les yeux les plus expressifs du monde. On croit les « entendre » ! Bon Dieu, ce que je t’aime !
Elle fit quelques reptations pour se dégager et, quand elle fut libre de ses mouvements, se mit à califourchon sur le visage de Boris.
* * *
— C’est bien ? demanda Zino.
Léon, qui était agenouillé devant le trou de serrure, réprima un sursaut.
Pris en flagrant délit de voyeurisme, il sauva son standing par une grande froideur et l’esprit d’à-propos.
— A ne pas manquer ! Jugez vous-même.
Il se redressa pour laisser sa place au cuisinier qui ne se priva pas d’en profiter.
C’était les gémissements de Nadège qui avaient alerté Léon. Elle poussait des râles d’une telle intensité que Zino les avait également perçus depuis l’office.
Il contemplait ce qu’il pouvait des ébats du couple en remplaçant le commentaire qu’il aurait souhaité faire par des mimiques et des gestes.
N’osant décemment prolonger son indiscrétion, il se releva et les deux hommes passèrent au salon.
— On ne dirait pas, à la voir, fit Zino. Elle a l’air d’une jeune fille innocente, mais au lit, c’est une furie. Vous avez vu la façon qu’elle danse sur la queue de Monsieur ? Elle fonctionne aussi vite qu’un moteur !
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