La plupart des comédiens acceptèrent, ravis de voir « l’Illustre » reprendre vie. Ils songeaient que c’était plutôt sa résurrection à lui qu’on allait arroser. Certains qui étaient vieux et aspiraient à leur lit déclinèrent avec regret l’invitation. Yvrard téléphona pour retenir une table de douze couverts et ils se retrouvèrent dans l’élégante salle de l’île Saint-Louis après minuit. Le bordeaux de la maison se mit à couler à flots et l’ambiance monta rapidement.
Lassef se tenait sur la banquette au côté de Nadège. Il ne l’avait jamais présentée à ses camarades de scène. Il l’imposait sans se soucier des contacts qu’elle pouvait avoir avec les autres. Elle était là, justifiée et ennoblie par l’amour qu’il lui portait, cela devait suffire. Qu’elle ne soit pas très belle n’avait aucune importance, puisqu’il l’aimait ! En l’ayant choisie, il la plaçait sur un piédestal automatiquement ; elle pouvait se permettre d’être un peu enveloppée et de posséder un visage sans grande grâce. Elle était intelligente et c’était le principal, cela primait la beauté. Le charme de la jeunesse compensait ce qui pouvait lui faire défaut pour se trouver à l’unisson.
Leurs cuisses restaient plaquées l’une contre l’autre. Chacun dépêchait sa chaleur « crue » à l’être aimé. Tanière ! Ils rêvaient de « blottissements » farouches. De grottes préhistoriques. La pénétration viendrait à son heure, LORSQU’ILS NE POURRAIENT PLUS ATTENDRE. Il était fier de l’aimer, fier de ne pas la posséder.
Léon, rasséréné par ce souper impromptu, retrouvait sa fantaisie « d’avant » et amusait la tablée par ses anecdotes et ses mimiques. Les comédiens de la troupe lorgnaient Nadège, lui faisaient mille grâces ; n’était-elle pas « la petite patronne » ? Ne détenait-elle pas déjà « le pouvoir discrétionnaire » ? Bientôt, elle posséderait son clan de favoris et répudierait la cohorte des disgraciés. Elle aurait son mot à dire lors des distributions et le dirait. Elle se ferait craindre et donc flatter. Elle allait devenir une reine du Tout-Paris. Et ce ne serait pas une reine tapageuse, rutilante de bijoux, aux toilettes coûteuses, mais une petite reine embusquée et attentive, charognarde, implacable. Tous l’avaient compris et tous se préparaient au règne.
Boris les écoutait pérorer avec une indulgence de maître d’école regardant s’ébattre sa classe pendant la récré. Renversé en arrière, la main entre les jambes de Nadège, il savourait sa libéralité. Il avait brusquement eu envie de ce souper dans un cadre qu’il aimait. Envie de faire participer sa future femme à des agapes professionnelles pour l’imposer une bonne fois.
A un moment donné, l’ambiance chuta un peu. Quelqu’un fit sottement remarquer « qu’un ange passait ».
— A toi ! chuchota-t-il à l’oreille de sa compagne.
Elle comprit l’ordre et se mit à parler. Elle parla de l’immense bouquet qui trônait sur le bar (le plus beau bouquet de Paris), elle parla de la pièce qu’ils jouaient et qui ressemblait à une symphonie ; elle parla du talent de chacun qu’elle avait eu l’occasion d’observer scrupuleusement, citant des répliques clés, voire des tirades bien enlevées.
Son verbe coulait doux, caressant, et tous étaient charmés de découvrir à quel point elle les connaissait en profondeur, combien elle était observatrice, perspicace et juste dans ses appréciations. Ils en déduisirent secrètement qu’on devait certes la craindre, mais qu’on pouvait lui faire confiance.
La clientèle se retirait et ils restèrent entre eux, avec le sourire bienveillant de Jean-Claude, le manager de l’établissement. Ils n’avaient pas envie de rentrer se coucher, tout au plaisir de leur découverte.
Boris savourait la prestation de Nadège comme si elle eût joué un rôle écrit et mis en scène par lui. Il lui était reconnaissant de pouvoir se « déclencher » quand il le souhaitait et d’éblouir « sur commande ». Il buvait sec, de grandes lampées de bordeaux. Sa main droite blottie dans l’entrejambe de Nadège caressait son sexe à travers l’étoffe de sa robe. Il avait de plus en plus la sensation d’être « arrivé ». Il découvrait qu’il avait besoin de repos après bientôt un demi-siècle de galopade. Il avait chargé la vie, baïonnette au canon, courant et gueulant à perdre haleine, la gorge déchirée, le souffle en feu, bousculant tout, terrorisant, investissant, barbare inassouvi sur le champ de bataille du quotidien.
Il était un conquérant fatigué. Maintenant, il allait déguster son existence, prendre enfin DU temps ; remplacer la fougue par la sagesse, et la folie par l’expérience. Il devait rentabiliser sa gloire.
Plus insistants se faisaient ses doigts au creux magique de Nadège. Peut-être l’emporterait-il, cette nuit, jusque dans sa couche et lui ferait-il l’amour ?
Brialy entra dans son établissement, tenant ses deux petits chiens en laisse. Il sortait d’une soirée parisienne et portait le smoking qui semble toujours être, sur lui, son vêtement naturel. Son regard généralement malicieux était grave. Il salua la tablée à la ronde puis embrassa Boris.
— Je crois, mes enfants, que vous n’avez pas l’air d’être au courant, dit-il.
— Au courant de quoi ? demanda Lassef.
— Il y a le feu au théâtre de Chaillot.
Un cordon de police barrait une partie de l’esplanade du Trocadéro quand ils y parvinrent. Deux voitures de pompiers étincelantes, leurs gyrophares bleus tournoyant, stationnaient devant rentrée du théâtre, et des tuyaux sombres plongeaient dans les entrailles du bâtiment.
Léon arrêta la Volvo sur le trottoir, au grand dam d’un agent qui se mit à vociférer ; mais la vue de Boris Lassef le calma.
— C’est notre théâtre qui crame, gronda « l’Illustre », on a bien le droit d’assister à son propre désastre !
Il se dirigea vers les voitures rouges autour desquelles s’affairaient les pompiers. Un gradé muni d’un talkie-walkie communiquait avec l’un de ses hommes qui se trouvait à l’intérieur.
Lassef attendit qu’il eût fini sa conversation pour l’aborder.
— Circulez, je vous prie ! fit le gradé.
— Mais c’est notre théâtre ! hurla Boris. Je suis Boris Lassef et j’y joue tous les soirs !
— Ce n’est pas mon problème, dégagez ! ordonna l’officier.
Mortifié, Boris se mit à reculer. Un pompier qui l’avait reconnu, gêné de l’intransigeance de son supérieur, s’approcha de lui.
— On est navrés pour vous, monsieur Lassef. Mais ça n’est pas si grave que ça.
Boris était surpris de n’apercevoir de fumée nulle part ; de même, aucune odeur de brûlé n’empuantissait l’air frais de la nuit.
Le pompier reprit :
— Le dispositif antifeu a donné l’alerte, le foyer se circonscrit dans la région de la scène.
— Putain, mes décors !
— Ah ! ça, ils risquent d’avoir chaud aux plumes ! Cela dit, aucune victime n’est à déplorer et le théâtre est sauf ! Si j’ai un conseil à vous donner : rentrez chez vous et attendez les infos de demain matin.
Il n’en dit pas davantage car un groupe de reporters de presse se jeta sur eux, ravi de l’aubaine, et se mit à les flasher à bout portant. Légende prévisible : « En pleine nuit, Boris Lassef regarde brûler son théâtre », ou mieux « Le Titanic en flammes ».
Lorsqu’ils eurent fini de les mitrailler, ce furent des chaînes de télé qui surgirent dans leurs petits cars mobiles pour couvrir l’événement. Lassef eut un projecteur en pleine figure, tandis qu’un cameraman, appareil à l’épaule, marchait à reculons devant lui et que d’autres gens lui brandissaient des micros :
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