Mira gisait sur son lit, le visage blafard avec des couperoses noirâtres aux joues. Elle avait un œil béant et l’autre à demi fermé, ce qui lui donnait une expression hallucinante. Ses doigts étaient recroquevillés sur sa lourde poitrine car elle avait dû instinctivement tenter de réprimer la crise d’angine de poitrine.
— Courez prévenir Monsieur ! lança-t-il au cuisinier.
Durant l’absence de Zino, il ramassa un bijou dans les plis du couvre-lit et le glissa dans sa poche.
La mort de sa première maîtresse laissa Boris indifférent. Il ne songea même pas qu’elle était partie sans lui révéler la recette de ses fameux blinis.
Il la regarda sans trop s’approcher. Boris n’était vêtu que d’une serviette de bain et il sentait l’embrocation. Après une brève contemplation il s’agenouilla devant le lit, fit un signe de croix pénétré, adressa une prière au Très Haut pour le repos de cette belle âme qui l’avait trop aimé et se releva :
— Tu fais le nécessaire, Léo ?
— Compte sur moi.
— Ne lésine pas. Par contre, je n’irai pas à l’enterrement : j’ai déjà donné.
Nadège tint absolument à suivre les funérailles de Mira.
— A quoi bon ! protesta Boris. Tu la connaissais à peine et elle te haïssait.
— Quelque part, déclara la jeune fille, je me sens responsable de sa mort. Je suis convaincue que c’est ma présence ici qui a précipité les choses.
— Que vas-tu chercher ! C’est bien pour dire de te culpabiliser, soupira « l’Illustre ». En signant le permis d’inhumer, le médecin a dit qu’il s’attendait à cette issue, compte tenu de son état cardiaque.
Mais elle n’en démordit pas et voulut accompagner Léon.
Ils se retrouvèrent donc deux à l’église de la rue Daru où Yvrard s’était déjà rendu pour l’enterrement de Nadia.
« Deux Français au côté du cercueil de cette vieille Russe expatriée, songea Léon. Comme c’est triste ! »
Ils suivirent l’office distraitement. Après l’église, ils montèrent dans le corbillard automobile comme dans la charrette de l’échafaud.
— Tu as de la peine ? demanda Nadège.
— Elle m’aimait bien et croyait en ma tendresse pour Boris.
— Tu veux dire « ton amour ».
— D’accord : en mon amour.
— Tu es dingue de lui, n’est-ce pas ?
Yvrard regardait les rues, les boulevards, tout ce monde pressé en péril.
— Drôle de peuplade, soupira-t-il.
Il ajouta :
— Dommage que tu n’aies pas connu Lassef AVANT.
— Avant quoi ?
— Avant TOI. C’était un type fabuleux. Tu n’en auras eu que des miettes, juste avant qu’il ne succombe.
— Ça t’amuse d’en parler au passé ?
— Au contraire : j’en crève !
Il trouvait que le fourgon puait la mort. Logique !
— Nadège, à côté de ce cadavre, tu vas répondre à la question que je brûle de te poser.
Elle demanda, en regardant à l’extérieur au lieu de se tourner vers lui :
— Quelle question ?
— Que faisait Momone dans la bagnole de ce vinaigrier, au moment de l’accident ?
Elle eut un petit cri de surprise car elle devait s’attendre à tout autre chose, vu le préambule.
— Que veux-tu que je dise, j’étais encore une gamine quand c’est arrivé.
— Une gamine qui a su la vérité ; alors dis-la-moi ! Je peux tout entendre, même le pire, car le pire ne peut être pire que ce que j’imagine.
Elle parut se décider :
— Personne n’a jamais pris garde au fait que Simone est née dix-huit mois avant le mariage de mes parents.
— Parce que tout le monde s’en fout. La vie des autres, tu sais, qui donc s’y intéresse ? Hermance a eu Momone avec un autre homme ?
— Ce mystère tracassait la grande (elle appelait Simone « la grande » avant l’accident ; et depuis, non, car elle ne serait jamais plus grande du tout). Combien de fois l’ai-je entendue poser la question à maman, mais ma mère, la tête sur le billot, soutenait qu’elle était de son époux. Née avant le mariage, mais fille de son mari. Et puis voilà qu’un jour, alors que j’étais seule chez nous, je me suis mise à farfouiller dans les affaires de maman…
— Tu es une farfouilleuse quasi professionnelle, gouailla Léon.
— C’est vrai, convint Nadège, et je pense que la plupart des filles sont ainsi. Donc, ayant farfouillé dans le bric-à-brac intime d’Hermance, j’y ai trouvé, soigneusement planquée dans la reliure d’un vieux bouquin, une lettre écrite sur le papier d’une vinaigrerie d’Orléans. Le texte était d’un tout jeune homme, un étudiant. Visiblement il répondait à l’annonce d’une maternité qui le concernait et expliquait son désarroi, son chagrin même, de ne pouvoir « réparer sa faute » : il était mineur, pour longtemps encore, et ses parents intraitables ne le laisseraient jamais gâcher sa vie et leur réputation par un mariage prématuré. Lettre qui aurait pu être banale, pourtant le gentil jeune homme, malgré son lâchage, y mettait de tels accents qu’on comprenait que ma mère l’eût conservée.
— Et toi, tu l’as recopiée et remise à Momone ?
— On ne se cachait rien.
— Et elle, romantique comme pas deux, s’est mise à la recherche du vinaigrier, ce qui n’avait rien de compliqué, vu le papier à en-tête. Elle est tombée sur un bourgeois mûrissant, pris entre son standing et sa nostalgie, qui a accepté de la rencontrer, par curiosité sans doute. Il ne risquait plus grand-chose : sa fille « secrète » était adulte et mariée ! Belle histoire pour La Veillée des Chaumières ! Et vous, mes salopes, qui m’avez laissé me morfondre et passer pour un cocu ! Depuis des années, je crève de cette histoire alors qu’il vous était si facile de m’apporter la paix du cœur !
— Voyons, calme-toi, Léon. Maman ne pouvait pas parler. Elle a dû être sidérée en apprenant que Simone avait eu un accident avec son amoureux de jadis. Mais c’était son secret. Et comme j’étais censée ne pas le connaître !
— Si tu n’avais pas transmis cette putain de lettre à Momone, fouille-merde, elle ne serait pas dans un fauteuil !
Il repensait à l’affirmation de la morte qu’ils accompagnaient en ce moment : « Elle a le mauvais œil. »
Curieusement, cette révélation qui aurait dû soulager sa vieille blessure le troublait au lieu de l’apaiser. Il imaginait Momone de son vivant. Elle était certes le genre de femme à se préoccuper de ses origines et à tenter de retrouver son vrai père, pourtant, il l’imaginait mal partant pour la Savoie avec un bonhomme surgi des limbes, ayant famille, notabilité, pignon sur rue…
— Qu’allaient-ils foutre en Savoie ? demanda-t-il.
— Je n’en sais rien.
— Elle l’avait déjà revu avant ce voyage ?
— Je crois : une première fois à Paris.
Il allait encore poser des questions mais elle le calma d’un geste :
— Inutile, je ne sais rien de plus.
Il aurait voulu insister, mais le corbillard venait de s’arrêter dans le cimetière et il s’en abstint.
* * *
Pendant que Boris se trouvait en scène, les comédiens qui n’y étaient pas défilaient dans sa loge pour s’entretenir avec Léon. Tous nourrissaient les mêmes craintes à propos de Lassef :
— Que se passe-t-il, Léon ? « L’Illustre » change. Il est ailleurs. Même son jeu s’en ressent. En sortant de scène, il saute sur la gamine qui l’attend en coulisses, et ne s’occupe plus de personne. Avant, il vociférait, sitôt le rideau tombé, il avait toujours des critiques à formuler, des rectifications à faire. Il s’en prenait à l’éclairagiste, au mec du son, à la régie. On l’entendait rugir depuis les loges. A présent, vous foutez le camp comme des malpropres, tous les trois.
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