Au fur et à mesure qu’elle prenait connaissance du traité, elle jetait des notes sur le papier pour en conserver les phrases clés et les explications apparemment essentielles.
Malgré son sang-froid, l’angoisse lui serrait la gorge. Et s’il ne venait pas ? Si l’orgueilleux se rebellait ? S’il était impressionné par les paroles de la vieille Mira ? Elle refoulait ces doutes. Ce qui avait été capital dans la « croisade » de Nadège, c’était cette évidente vacuité du cœur de Boris. A travers ce qu’elle avait lu sur « l’Illustre » et ce que lui en avait dit sa sœur, il n’avait jamais aimé d’amour. Or, toute gamine, elle était déjà convaincue que chaque être est conçu pour en aimer un autre. Si Boris Lassef n’aimait personne, c’est que personne n’avait eu l’ardente volonté de se faire aimer de lui. Donc, il suffisait qu’elle le veuille ABSOLUMENT, qu’elle le veuille à en mourir pour y parvenir.
Elle retint son vagabondage mental pour revenir au livre. Un peu charabiesque. Fatal : l’art ne s’enseigne que par l’exemple. Elle s’obstina à tourner les pages. Elle buvait de temps à autre une goulée de Coca et revenait se colleter avec des mots rébarbatifs.
Soudain, au détour d’une page, elle trouva une feuille de papier coincée dans le volume. Nadège la lut et ne comprit pas de prime abord de quoi il retournait. Et puis, une seconde lecture l’éclaira et elle fut déroutée. A cet instant, il y eut un coup de sonnette. Elle remit le feuillet au cœur du gros livre, referma ce dernier et alla ouvrir.
Le Boris tragique qui se dressait devant elle dissipa immédiatement ses alarmes.
Il se jeta sur elle, la pressa contre sa poitrine, puis glissa ses mains sous la large bande élastique de la jupe-culotte afin de lui saisir le bas des fesses. Ils restèrent un long moment ainsi, serrés, immobiles, à recevoir les battements de leurs cœurs.
— Ne me fais plus jamais ça, dit-il enfin. Tu ne dois attacher aucune importance aux délires de Mira : elle est vieille, russe et jalouse.
Ayant dit, il appliqua sa joue contre celle de Nadège et ce fut un nouvel instant d’étrange félicité.
— Fermons la porte, murmura la jeune fille.
Ils se désunirent et elle donna un léger coup de pied dans la porte. Ensuite ils restèrent indécis. Puis il lui prit la main, non pour l’attirer à soi, mais au contraire pour l’éloigner et ainsi avoir la possibilité de la contempler.
— En venant, sais-tu à quoi je pensais dans le taxi ? A une petite voisine d’autrefois avec qui je prenais l’autobus. Je la regardais à la dérobée sans jamais oser lui parler, tant j’étais timide ; je crois que tu lui ressembles. Je t’aime beaucoup habillée ainsi ; les belles robes ne sont pas ton genre, il y a un côté sauvageonne en toi. Assieds-toi sur la table, les jambes pendantes !
Elle obéit et plaqua ses mains de part et d’autre du siège improvisé. Boris eut un sourire heureux.
— Comme ça, tu es unique !
— Ça me fait de grossses cuisses, objecta Nadège.
Il tomba à genoux devant elle et se mit à lui embrasser l’intérieur des cuisses, passant de l’une à l’autre en remontant aussi haut que le lui permettait la jupe-culotte. Elle lui tint la tête dans ses mains en conque. Lorsqu’il se fut grisé de baisers, il la fit remettre droite et inséra sa main par une jambe de la jupe mais elle la lui saisit et soupira :
— J’aimerais que vous attendiez. Il ne faut rien presser. Et quand nous serons mariés, nous devrons lutter contre nos élans. Si nous nous gavons d’amour, il finira par perdre de son côté éblouissant. Je veux qu’il reste, notre vie entière, la plus belle des fêtes.
Il l’écoutait, subjugué par sa sagesse.
— Je suis peut-être une sorcière, ajouta Nadège, mais une sorcière folle de vous. Je sais peu de chose de ma sensualité, pourtant je suis convaincue qu’elle sera à l’unisson de la vôtre.
Il approcha ses lèvres des siennes. Baiser de cinéma. Dans quel film l’avait-elle vu exactement dans cette attitude recueillie et ardente ? Et qui embrassait-il ?
— Ah ! sorcière, comme le mot te va bien. Quel sort m’as-tu jeté ?
Il éprouvait un désir d’elle qui le meurtrissait ; jamais femme ne lui avait provoqué une érection aussi contraignante. Il bandait douloureusement. Nadège feignit de ne pas s’en apercevoir.
— Vous voulez boire un Coca avec moi ?
Elle désignait la boîte entamée et, bien entendu, il fut attendri inexplicablement.
— Je n’ai pas soif. Que lisais-tu ?
Il tourna le fort volume face à lui.
— Oh ! oh ! ça t’intéresse ?
Il allait le feuilleter. Elle songea au message que recelait le livre et repoussa ce dernier.
— Du charabia, dit-elle. Je doute qu’un tel métier puisse s’étudier dans un bouquin.
Comme il s’obstinait à vouloir consulter l’ouvrage, elle se blottit contre Boris, ondulant du bas-ventre sur son érection. Il la crut consentante et la renversa sur la table. Elle avait le regard chaviré. D’une voix rauque, Nadège implora :
— Si vous m’aimez, ne faites pas ça !
Il y eut une période neutre. Boris sourit et s’écarta de la jeune fille.
Il regarda autour de lui en clignant des paupières, tel un homme éveillé en sursaut. Le spectacle de l’appartement, avec la femme sanglée devant la fenêtre, était affligeant. Dans le salon flottaient de louches odeurs aigrelettes. La table avec la boîte de Coca, le livre… Un carillon Westminster (venu de quel vieux foyer démantelé ?) fit retentir sa sinistre musique.
— Tu ne peux rester davantage ici, déclara Lassef ; il y a de quoi devenir folle. Je vais parler à Léon : il faut absolument qu’il se décide à placer Simone dans un hôpital.
Puisque tu ne veux pas habiter à l’appartement avant le mariage, je te louerai une chambre dans un hôtel du quartier. Prends quelques effets et suis-moi, on demandera à la concierge de te remplacer.
* * *
Léon avait vu partir Boris en trombe. Il savait où il se rendait. Il était au supplice parce que « l’Illustre » ne lui avait pas demandé de le conduire rue Lecourbe. On n’avait plus besoin de lui. Alors il se mit à pleurer. La chose ne lui était pas arrivée depuis la mort de son père, quand il avait seize ans ; même lors de l’accident de Momone il n’avait pas versé une larme.
Désemparé, le visage brouillé, il s’en fut se réfugier dans la chambre de Lassef, espérant y trouver un peu de sa présence. Il avait un besoin croissant de « l’Illustre ». Comment peut-on renforcer entre hommes des liens passionnels sans que le sexe participe ? L’acte constituait-il le suprême recours ?
Il s’assit en tailleur à sa place habituelle, celle où il se mettait pour regarder écrire Boris. La pièce lui parut formidable comme une cathédrale démesurée. Sur un meuble, une photo montrait Lassef en compagnie du pape, prise le lendemain d’un gala auquel il avait participé à Rome. Il portait son éternel blouson en peau d’astrakan et un polo noir. Cette silhouette d’aigle sombre au côté de la silhouette blanche du Saint-Père avait quelque chose d’insolite. On aurait pu y chercher une quelconque allégorie ange et démon si Lassef n’avait eu sur le cliché un lumineux sourire plein de joie et de confiance.
« Ô mon Boris, que nous est-il arrivé ! Pourquoi cette petite garce énamourée a-t-elle débarqué dans nos existences ? La vieille Mira ne se trompe pas : c’est une sorcière. Et tu l’aimes ! Et en un instant, l’amour t’a modifié. Tu ne te ressembles plus. Pour être ce que tu es, c’est-à-dire le premier, c’est-à-dire le plus grand, il faut avoir le cœur libre, sinon tu deviens vulnérable et fragile. Tu es un dictateur, mon Boris. Un dictateur des planches. Imagines-tu qu’un dictateur puisse être assujetti à une fillette grisée par son pouvoir ? »
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