— Je ne l’épouse pas pour qu’il me rende heureuse, mais pour le rendre heureux, lui.
— J’ai peur, Nadège !
— Moi pas, et c’est ce qui importe, maman.
— C’est pour quand, le mariage ?
— Le 16 avril.
— Je suis invitée ?
— Non, mais nous irons te voir après, juré !
— C’est dur de penser que votre dernière fille se marie sans vous !
— C’est un mariage, pas une noce. Il n’est veuf que depuis quelques mois, tu le sais.
— C’est quand même trop précipité !
— Ne t’occupe pas de ça.
— En tout cas, ça fait un de ses ramdam, ici ! Tout Rouen ne parle que de vous deux ; les gens m’arrêtent dans la rue et mon téléphone n’en finit pas de sonner.
— Tu vas devenir une vedette ! Salut !
— Pourquoi tu me dis « Salut » ?
— Parce que Boris dit « Salut » et que je répète ce qu’il dit. Salut, m’man !
* * *
Ils ne prenaient pratiquement plus de repas à l’appartement, sinon le petit déjeuner, et Zino exprimait son mécontentement.
— Ne t’inquiète pas, fils, le rassurait Boris, ce n’est que passager ; bientôt tu vas devoir nous mijoter des petits plats féeriques qui nous engraisseront comme des porcs.
Comme ils se faisaient servir le thé dans leur chambre, Léon ne les voyait pratiquement plus. C’est tout juste s’il réussissait à coincer Lassef avant qu’il ne parte pour leur équipée journalière. Il tentait de le mettre au courant de la situation, lui rendait compte des lettres et des appels téléphoniques, mais Boris le faisait taire d’un geste insouciant.
— Tout ça je m’en fous et ne veux pas le savoir, Léo, arrange-t’en !
— Mais bon Dieu ! explosait Yvrard, on attend TA réponse, je ne peux pas décider pour toi.
— Dis-leur que je suis heureux.
— Mais ils s’en foutent, mon grand !
— Alors dis-leur que je leur pisse au cul !
Et il partait sur un éclat de rire, en tenant Nadège par le cou.
En fin de compte, ils avaient renoncé au voyage de noces en Finlande car il était trop tôt dans la saison pour s’y rendre. Ce projet aurait convenu à des épousailles d’été, mais leur mariage ayant été avancé du fait des circonstances, il leur fallait changer leur fusil d’épaule. Ils envisagèrent mille solutions : Amérique, Asie, Italie, Espagne, Grèce et même U.R.S.S., et ne s’arrêtèrent sur aucune. Et puis Nadège déclara :
— Je sais où nous devrions faire notre voyage de noces !
— Où cela, ma chérie ?
— Dans votre lit ! C’est pour moi le plus bel endroit du monde ; et c’est là que je vis vraiment ma vie. Vous donnerez congé à Zino et nous nous enfermerons dans votre chambre avec de la nourriture. Le téléphone sera débranché. Nous n’aurons que la télévision pour rester en contact avec le reste de l’univers.
— Formidable ! exulta Lassef.
Il réfléchit et demanda :
— Et Léon ?
— Nous réglerons cette question le jour de notre mariage, promit Nadège ; laissez-moi faire.
* * *
Ils avaient décidé d’enchaîner le mariage religieux sur le mariage civil. Ainsi éviteraient-ils d’avoir à affronter à deux reprises les médias ; la corvée s’opérerait en une seule fois.
La presse avait annoncé l’événement abondamment, mettant l’accent sur son extrême simplicité : à la mairie comme à l’église, seuls les époux et leurs deux témoins !
Boris avait troqué son blouson contre un costume gris anthracite (chemise blanche, cravate perle) ; Nadège portait un tailleur couleur Champagne signé Yves Saint-Laurent. On avait dépêché du personnel de chez Carita à leur domicile pour coiffer et maquiller la mariée ; elle avait longtemps essayé de dissuader Boris de la transformer pour la circonstance en gravure de mode, mais il avait tenu bon :
— Accorde-LEUR cette concession, mon amour : il faut toujours ressembler à ce qu’ILS souhaitent que tu sois ; ILS t’en sauront gré.
Léon portait un bleu croisé avec un camélia blanc à la boutonnière, ce qui avait fait ricaner Lassef : « C’est toi qui as l’air du marié. »
« Oh ! Boris, je ne suis pas le marié, je suis le veuf. »
Lecoq les attendait devant la mairie, à l’intérieur de sa Rolls dont il jaillit à leur arrivée, calamistré et rupinos dans une pelisse à col de vison noir. Sur le trottoir se trouvait un cabriolet Mercedes blanc, flambant neuf, qu’un énorme ruban rose transformait en paquet-cadeau.
— Mon présent de mariage, petite princesse ! annonça le marchand de pâtes ; la carte grise est à votre nom et se trouve dans la boîte à gants.
Elle dut poser devant le véhicule avec son « presque » mari et ses témoins.
— Joli coup de pube, souffla Léon à l’oreille d’Alfred Lecoq qui fit mine de ne pas entendre.
Ils gagnèrent la salle des mariages, précédés par les photographes et les cameramen. Le maire les accueillit à la porte et les guida jusqu’à leurs fauteuils. Il avait fait décorer la table et prononça une spirituelle allocution de bienvenue. Le plus long fut de souscrire aux caprices des médias qui réclamaient des baisers, des regards pâmés, des joues sur l’épaule. Jusqu’au buste de Marianne qu’ils voulurent intégrer à ce conte de fées de la petite lycéenne de province épousant une star.
Boris avait chargé « son témoin » de distribuer les gratifications d’usage aux employés de la mairie et de faire un don pour les œuvres de la ville. Il jetait l’argent par les fenêtres, mais il répugnait à le lancer lui-même.
Léon, qui avait l’habitude de ces formalités, s’en acquitta avec aisance : « Boris Lassef serait heureux que vous acceptiez cette petite marque de sa sympathie »…
Au moment où « l’Illustre » avait prononcé le « oui » fatidique, son cœur était remonté dans la gorge d’Yvrard. Une rumeur de stade chauffé à blanc lui emplit les oreilles « Elle a ga-gné ! Elle a ga-gné ! » Il ne parvenait pas à détacher ses yeux de la silhouette élégante (un peu épaisse) qui venait de réaliser son rêve d’enfant à force de pugnacité. Cette seconde marquait le triomphe de la volonté et il ne pouvait se défendre de l’admirer malgré son chagrin.
Au moment des signatures sur le registre, il l’embrassa :
— Félicitations, madame Lassef !
Elle paraissait intimidée et émue, si innocente, si fragile !
— Merci, Léon.
Le mariage religieux fut célébré par un vieux prêtre grave (probablement malade ?) qui réprouvait de voir cette horde de photographes dans son église. A tout bout de champ, il interrompait l’office pour lancer aux plus hardis, d’une voix évoquant celle de François Mauriac :
— Je vous en prie ! Un peu de décence !
Il était visiblement peu impressionné par la gloire d’un monstre sacré.
Au moment de l’échange des anneaux, il ne put contenir le flot médiatique et fut lui-même cerné par les groins noirs des appareils, ébloui par le crépitement des flashes et le balayage des projecteurs. Ses protestations se perdirent dans un tumulte peu en rapport avec le saint lieu.
Et puis les choses se calmèrent, et la cérémonie put aller sans encombre à son terme.
Au moment où le couple et ses témoins quittèrent la sacristie, un vieillard s’avança vers Nadège, tenant un délicat bouquet enrobé de papier dentelle qu’il lui tendit. Elle le prit et, touchée par ce geste, voulut embrasser le vieil homme, mais il la repoussa sèchement, tourna les talons et s’en fut.
Léon et Boris avaient reconnu Dimitri Fedor, leur ancien professeur, le père de Nadia.
Lassef accusa le coup et ses mâchoires se crispèrent, une fugitive buée troubla son regard. Il n’en voulait pas au vieillard de son geste, mais celui-ci le peinait. Il comprenait le chagrin de Fedor devant ce remariage si rapide. Il l’imaginait, rongeant son frein dans son petit logement seulement meublé de photos. Ce « bouquet de la vengeance » lui avait coûté de l’argent et il en avait si peu pour subsister.
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