Il appela Léon à pleine voix.
Ce dernier accourut, alarmé :
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Ma pièce ! J’accouche avant terme. Fais bouillir de l’eau et apporte-moi du thé fort.
Yvrard s’empressa, le cœur breloque. Il se sentait en état de haute responsabilité. Ce qui arrivait ressemblait réellement à une naissance prématurée, avec tous les dangers que cela comporte.
Il se pointa bientôt avec la théière, la tasse, le sucre de canne et servit « l’Illustre », lequel s’assit en tailleur, la queue pendante, pour boire le stimulant breuvage. Son regard était presque blanc, comme chaviré, et tout en soufflant sur sa tasse fumante, Boris marmonnait des répliques en devenir qui faisaient penser à des répons liturgiques.
« Là, oh ! oui, là, tu es carrément grandiose, mon Boris ! En transe ! Perdu dans la quintessence de ton art. Ah ! si je pouvais te filmer à ton insu ! Les portraits télévisuels qu’on fait de toi son inexistants comparés à ce que tu offres à cet instant ! »
Léon s’assit sur la moquette de la chambre, dos contre le mur, à bonne distance du Maître, et se fit oublier. Lassef prit une deuxième tasse de thé fort, l’avala sans s’en rendre compte, déposa le plateau sur la descente de lit et se remit à écrire. Il gardait une jambe levée et la balançait doucement. Tout en « accouchant », il poussait des cris inarticulés, des plaintes, proférait des mots isolés qui se mettaient à flotter dans le silence de la chambre. Léon les recueillait, plein d’une dévotion éperdue.
A un moment donné, Boris geignit « potence ». Et Léon évoqua un gibet, Monfaucon, Villon, Louis XI. Et puis une place d’Arabie, avec des suppliciés accrochés par le col. Et Nuremberg, avec ses dignitaires nazis exécutés. Un kaléidoscope insensé dont les images tragiques se formaient pour aussitôt se disloquer. Il ne parvenait pas à se rassasier de Boris. Il avait envie de caresser son corps nu sans pourtant éprouver de réelles pulsions homosexuelles. Sa vénération suffisait à son contentement physique. Entre « le Grand » et lui, il n’y avait QUE de l’amour. Un grand amour béant.
Les feuillets écrits pleuvaient autour du lit : fruits tombés de l’arbre. Léon se rappelait un cerisier, chez sa grand-mère ; l’arbre se montrait chaque saison d’une générosité folle. Il produisait « de trop », affirmait la vieille femme. Quand elle avait achevé ses confitures de l’année, les bigarreaux continuaient de pleuvoir au pied de l’arbre ; on ne les ramassait plus, et même les oiseaux les dédaignaient.
Boris écrivait, écrivait. A un moment donné, il jura et jeta son crayon-bille à travers la pièce parce qu’il était vide. Léon se précipita pour lui en fournir un autre. Lassef avait les traits tirés, il était blême et hagard. Tel qu’il était parti, il allait rédiger toute la journée. Léon se rappelait qu’il avait écrit une pièce en quatre jours, quelques années auparavant ; mais il avait mis six mois à la retravailler pour, en fin de compte, la déclarer mauvaise et la jeter à la poubelle (où Léon l’avait récupérée ; elle était maintenant à l’abri, dans son propre appartement de la rue Lecourbe).
Il brûlait de ramasser les feuilles, de les classer, d’en prendre connaissance ; mais il ne voulait pas rompre le charme en manifestant trop sa présence.
Zino vint frapper à la porte pour s’enquérir de ce que « ces messieurs » souhaitaient manger. C’était un petit Italien au nez pointu, au front dégarni, toujours habillé en cuisinier ; il tenait autant à son uniforme qu’un officier de carrière.
— Je ne veux rien ! hurla Boris. Qu’on me foute la paix ! C’est tout !
Et il continua d’écrire. Il traçait des lignes désordonnées, tombantes, rédigées en gros caractères penchés. Chaque page ne comportait que quatre ou cinq répliques non raturées.
Léon s’aperçut que son ami touchait à la fin de sa réserve de papier et courut chercher une ramette neuve au bureau, qu’il ramena silencieusement et glissa sur le lit, à portée de « l’Illustre ». Boris grogna un remerciement.
Sur le coup de quatorze heures, on sonna à la porte palière ; bientôt, Zino réapparut en annonçant « qué la Mme Zakoukiné était là ». Boris sursauta et s’arracha à son hypnose.
— Bon Dieu, je l’avais oubliée ! fit-il. Faites-la entrer !
Et « la » Bérangère parut, peinte en guerre, dans un tailleur Chanel mordoré. A la vue de Boris vautré nu sur un matelas de papier noirci, elle recula.
— Mais non, entre ! intima Lassef. Ne sois pas bégueule, Bérangère, la vie est trop courte !
Zino venait de refermer la porte, et elle était prisonnière. Elle ne savait qui regarder, de Lassef sur son lit ou de Léon humblement assis à la « mendigot » dans le fond de la chambre. Le spectacle saugrenu la déconcertait et elle était sans moyens, comme toutes les emmerdeuses lorsqu’elles sont totalement dominées.
Boris se mit à genoux face à elle. Elle loucha sur son long sexe.
— Tu as fait des frais, dit-il ; tu es allée chez le coiffeur. Tu sais que tu es belle, dans ton genre ?
Il désigna la masse de copies qui l’entourait.
— J’ai commencé d’écrire ma prochaine pièce et je suis complètement ensuqué, tu m’excuseras. Alors, aujourd’hui, c’est Léon qui va te fourrer. Sois sans crainte, il baise aussi bien que moi. Je veux que tu fasses du beau boulot à Bérangère, Léo. Du « comme par moi », hein ? D’ailleurs, je vais te faire une ordonnance.
Il se mit à écrire sur une feuille vierge :
Primo : la coucher en travers du lit, bras en croix, jambes pendantes.
Deuxio : déchiqueter la culotte de Madame avec les dents, sans lui arracher les poils.
Tertio : lui prodiguer une minette de…
Il regarda Bérangère :
— Tu aimes ça ! Alors on dit de vingt minutes .
Quarto : la faire placer dans le sens de la longueur et la piner ad libitum.
Il signa et tendit le « document » à Léon qui vint le prendre en gardant son sérieux.
Ensuite de quoi, Boris ouvrit ses bras à la femme de Jules.
— Tu es belle comme le T.G.V., lui dit-il. Viens m’embrasser !
Comme elle ne bronchait pas, il sauta du lit, courut à elle et l’étreignit. Il l’embrassa à pleine bouche en pétrissant ses seins qu’elle avait convenables.
Puis il promena une main dans son entrejambe, s’attardant sur le renflement mousseux du slip.
— Voilà, dit-il, demain tu reviendras et c’est moi qui te sauterai, promis-juré. Sois heureuse, Bérangère, fais-toi étinceler le cul ; c’est pas ton tas de saindoux qui peut t’apporter l’extase. Si tu es venue ici comme une grande, c’est que tu l’as compris. Tu es à l’âge où une belle troussée ne se refuse pas. On te prépare un avenir, ma grande, qui te mettra le fion en lambeaux !
Il lui plaça un ultime baiser sur la nuque et la congédia. Léon la soutint en la cueillant par la taille.
— Il est fou, n’est-ce pas ? demanda « l’égarée ».
— Non, répondit Léon, simplement il vit pendant qu’il est vivant.
Il l’entraîna sans difficulté jusqu’à sa propre chambre.
* * *
— « Tu vois, Armande, ce qui fait la qualité de notre haine, c’est la tendresse qui l’alimente. »
Boris venait de balancer sa réplique d’une voix neutre qui en renforçait le pathétique. Il était accoudé au dossier du siège de sa partenaire et il y avait sur son visage une telle expression de désespoir surmonté que Geneviève eut la vue brouillée par l’émotion.
— Ça vous ennuierait de me prêter un instant vos jumelles ? demanda-t-elle à « son » voisin de gauche.
Читать дальше