* * *
Sur ses instances, ils se rendirent chez Carita. En cours de route, Nadège fit la leçon à Léon qui récita parfaitement son compliment à la directrice du célèbre établissement. Il la connaissait pour y avoir conduit Nadia à de nombreuses reprises, et l’avoir accueillie dans la loge de « l’Illustre » certains soirs de premières. Il lui présenta la jeune fille, non en qualité de belle-sœur, mais comme étant une jeune comédienne que Boris Lassef venait de sélectionner pour un rôle important et dont il souhaitait qu’on perfectionnât le look. C’était somme toute une espèce de petit « chantier facial » intéressant à réaliser pour une maison dont la majorité de la clientèle se compose de personnes capricieuses aux idées mal arrêtées.
Nadège sortit de son fourre les photos qu’elle avait découpées dans des magazines de luxe pour illustrer ce à quoi elle aspirait. Cela n’avait rien de sophistiqué et se rapprochait un peu de la mode arts déco : cheveux raides dégagés sur la nuque, doubles mèches latérales en accroche-cœur, raie médiane, fond de teint très pâle, sourcils arrondis, bouche à la japonaise. La directrice regardait les images en souriant et approuvait.
— Je vois très bien et cela devrait vous convenir merveilleusement.
Elle proposa un programme qui commençait par un nettoyage de peau, se poursuivait par un massage facial, un masque hydratant, une teinture cils et sourcils, et différentes épilations à la cire. Rendez-vous fut pris pour le lendemain.
Ils passèrent ensuite à la banque où Yvrard lui fit ouvrir sans trop de déchirement le compte qu’elle réclamait. Un revirement venait de s’opérer en lui. Brusquement, il avait foi en Nadège ; impressionné par sa détermination farouche, il était gagné à sa cause insensée. Elle l’avait vaincu d’un baiser en nouant ses bras à son cou.
Il lut dans les perspectives qu’elle annonçait la promesse d’un futur solide et harmonieux. Ce qu’il risquait de perdre en intimité, il le gagnerait en sécurité. Certes, comme il l’avait révélé à sa belle-sœur, ils connaissaient une période de récré, Boris et lui, mais une récréation est limitée. D’un jour à l’autre, Lassef risquait de s’enticher d’une femme qui, sans doute, n’apprécierait pas la présence d’Yvrard dans leur quotidien. Quelle compagne accepte de partager l’homme qu’elle aime avec un autre ? La complicité forcenée qui les lierait, Nadège et lui, serait le garant d’une longue entente. Ils feraient « la part du feu », chacun concédant à l’autre son territoire, sa zone d’influence.
Quand il quitta la jeune fille, au pied de l’immeuble, il demanda, presque timidement :
— Et maintenant ?
— Tu attends, répondit-elle. Dans deux ou trois jours je te contacterai.
Il la retint par le poignet.
— Nadège !
— Quoi donc ?
— Et elle là-haut, que va-t-elle devenir ?
La jeune fille hocha tristement la tête.
— Que veux-tu qu’elle « devienne », Léon. Elle « est devenue ». Il faudra bien que tu te résolves à la mettre quelque part ! Ça rime à quoi de maintenir dans la vie quotidienne cet être qui n’en est plus un ?
Il ne lui lâchait toujours pas le bras.
— Ainsi, elle était folle de Boris, dis-tu ?
— Complètement.
— Et tu étais sa confidente ?
— Elle me répétait : « A toi on peut tout dire car tu ne ressembles pas aux autres. »
— C’est exact, admit Yvrard : tu ne ressembles à personne. Tu as une idée, à propos de son mystérieux accident ?
— Non.
Mais il fut certain qu’elle mentait. Au lieu d’insister, il la libéra. Si elle savait, un jour, obligatoirement, elle lui dirait : tous les secrets sont faits pour être révélés. Un secret n’est qu’une information différée.
Il se sentait plein d’énergie et d’espoir en allant chercher Boris pour le conduire au théâtre.
— Faites gaffe à ne rien saloper, les gars ! ronchonnait Boris en arpentant son salon où une équipe de télévision s’installait comme en terrain conquis.
Il déambulait, les mains glissées dans les poches de son blouson, observant tout d’un œil acerbe. Dès qu’une équipe technique qu’il ne dirigeait pas gravitait dans son espace vital, il était en proie à un énervement de vieille rombière qui vous enjoint d’emprunter les patins de feutre pour vous déplacer sur son parquet ciré.
Il déclara pour justifier ses craintes :
— Nous ne sommes que trois mecs à vivre ici !
— Qui est le troisième ? demanda Vincent Prenaud, l’interviewer, d’un ton de prélat doucereux.
— Zino, mon cuisinier. Il accepte de faire un peu de ménage le matin, mais c’est pas un fana de l’aspirateur.
Les gens de la 3 s’évertuaient en silence. L’éclairagiste disposait ses « gamelles » sur pied autour d’un canapé choisi pour réaliser l’entretien. L’homme du son branchait ses appareils à l’écart et désembrouillait les fils de minuscules micros-cravates. Le cadreur avait déjà monté sa caméra. Le réalisateur surveillait tout le monde, venant jeter de temps à autre un regard au cadrage.
— Il y aura des contre-champs sur Vincent ? questionna le préposé à la lumière.
— Nous les ferons après l’interview, mais de temps à autre ses jambes seront dans le champ ; il a une façon bien à lui de les balancer qui meuble les temps morts et situe sa présence.
— Il n’y aura pas de temps mort, prévint Lassef. J’aime mieux dire des conneries que de chercher mes mots.
Ils rirent. Mou. L’ambiance était crispée. Boris détestait ces préparatifs ; l’attente l’agaçait. Il exigeait beaucoup de patience des autres lorsqu’il les faisait travailler, mais quand il était sur la sellette, il piaffait d’impatience comme un boxeur au vestiaire attendant l’instant du match.
— Vous aimeriez que je vous indique les grandes lignes de notre entretien ? demanda Vincent Prenaud, par politesse.
— Surtout pas : surprenez-moi. Rien de plus irremplaçable que la spontanéité.
— Je le pense aussi.
Il chercha Léon du regard. Yvrard s’était blotti dans un recoin de la pièce, près de l’orgue électronique. Il observait, en souffrant lui aussi de l’attente infligée à « l’Illustre ».
Boris alla le rejoindre.
— Chié ! murmura-t-il. Pourquoi acceptons-nous ça !
— Service après vente, riposta Léon. Prie le ciel d’être toujours envahi par les médias.
Boris lui adressa un sourire reconnaissant. Ce bougre de petit homme trouvait toujours les mots réconfortants au moment où ils lui étaient nécessaires.
— La gazelle des sables vient se faire trousser, tantôt ?
— La Bérangère ? Je lui ai dit que nous n’étions pas libres. Quand tu as tout fait à une pécore comme elle, qu’est-ce que tu veux lui faire de plus ? La brosse sans amour, on s’en lasse vite !
— Oh ! le poète ! ricana Boris. Je te prenais pour Casanova et je tombe sur Lamartine.
A cet instant, Léon pensa qu’il devait commencer à attaquer son ami à propos de Nadège. Elle lui avait donné le feu vert, la veille, par téléphone, après l’avoir bien chapitré.
— En fait, dit-il après un court silence, je n’ai guère le cœur à la bagatelle.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Ma petite belle-sœur me donne du souci.
— Elle court les mecs ?
— Je préférerais ; ce serait dans l’ordre des choses ; au lieu de ça, elle se morfond dans un impossible amour. Maladie de langueur, si tu vois le genre. Je croyais la chose révolue, à notre époque.
— Et qui est le Prince Charmant ?
— Toi ! cracha Léon avec humeur. Tu te rends compte ? Momone lui a tellement seriné aux oreilles ton charme et tes hauts faits, quand elle était gamine, qu’elle te voue un culte de druidesse ! C’est pour se rapprocher de toi que cette petite conne s’est découvert une vocation de garde-malade. Je sentais bien que ce dévouement cachait quelque chose.
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