Cette passion, je l’ai contractée avant même d’avoir ma connaissance, me semble-t-il, et quelque chose me souffle qu’elle ne s’achèvera jamais. Il y aura toujours, n’importe les aléas de la vie, ses hasards, ses bifurcations et ses étranges carrefours, il y aura toujours en moi cet arbre vivace qui se nomme Boris Lassef. Arbre d’adoration. Arbre de vie !
Il peut paraître puéril pour une gamine d’accorder son moi à un comédien qu’elle n’a jamais vu ailleurs qu’au cinéma ou à la télévision. Le phénomène, car c’en est un, est dû à ma pauvre sœur Simone, cette morte-vivante devant laquelle j’écris en ce moment sans qu’elle en ait conscience. Plus âgée que moi d’une dizaine d’années, c’est elle qui, depuis notre province normande, a eu « le choc » en premier. Elle s’est enflammée pour B.L et je crois, je crains, qu’elle ne lui ait voué un amour identique au mien. Elle me parlait de lui sans trêve, me montrait ses photographies qu’elle recueillait dans un gros album et qu’elle embrassait avec fougue, les larmes aux yeux.
A mon insu, son amour devenait le mien. J’épousai sa passion dévorante pour cet être d’exception, si beau et mystérieux, si génial, si complet. Très tôt, elle décida de se faire comédienne et convainquit nos parents de la laisser aller à Paris.
B.L était un jeune acteur dont on craignait qu’il ne soit qu’un météore, qui étincelait au firmament du cinéma. Obstinée, Simone réussit à s’inclure dans l’univers de B.L. Elle suivit des cours de théâtre, devint une comédienne médiocre et, B.L. s’étant marié, épousa le meilleur ami du génie, L.Y., un comédien encore plus falot qu’elle, pensant ainsi s’assurer un régime privilégié auprès du beau Boris qu’elle continua d’idolâtrer en secret (secret qu’elle me fit partager) jusqu’à sa terrible destruction mentale.
Boris interrompit sa lecture. Il s’empara d’un crayon rouge et relut hâtivement les lignes dont il venait de prendre connaissance.
Il souligna d’un trait rageur des mots, des bouts de phrase : « arbre d’adoration », « accorder son moi », « j’épousai sa passion dévorante », « on craignait qu’il ne soit qu’un météore qui étincelait au firmament du cinéma », « jusqu’à sa terrible destruction mentale ». Puis il tira un trait sous cette dernière phrase et écrivit en marge du cahier :
Branleuse à prétention littéraire infondée. Impossible d’aller plus loin : les yeux m’en tombent. Dis-lui de rentrer à Rouen et de reprendre le fonds de sa mère ; pédicure est un beau métier. Boris.
Il alla déposer le cahier jaune devant la porte de Léon et retourna se coucher.
Nadège eut de la peine à ouvrir la porte de l’appartement car elle était chargée de paquets. Ses tâtonnements gauches la firent penser à un film comique montrant un pauvre type dans son cas. Elle décida que si elle parvenait à engager la clé dans la serrure et à l’actionner, ce serait signe de chance. Elle réussit l’exploit après beaucoup d’efforts. Contente, elle trottina jusqu’à la table du salon pour se délester.
Quand elle se tourna en direction de la fenêtre, elle eut un tressaillement en découvrant que le fauteuil orthopédique de Simone était vide ; mais elle se souvint qu’elle n’avait pas levé sa sœur ce jour-là, Maria qui venait l’aider chaque jour lui ayant fait défaut. La concierge l’avait prévenue la veille : « Demain, nous allons au mariage de mon frère qui épouse la fille d’un garagiste de Vierzon, le garçon boucher d’à côté est d’accord pour vous donner un coup de main, vous n’aurez qu’à lui téléphoner. » Mais, le matin, Nadège s’était dit qu’après tout, Simone serait aussi bien dans son lit, du moment qu’elle n’éprouvait plus rien.
Au fil des jours, elle contractait une rancune ambiguë vis-à-vis de sa sœur. Le corps sans âme dont elle s’occupait n’était plus sa sœur, mais une espèce de masse de chair qui avait hébergé Simone jadis et qui se décomposait peu à peu, malgré les soins dont on l’entourait et la nourriture purement chimique qu’on y introduisait. Un cadavre à retardement ! Nadège en avait un profond dégoût et vomissait régulièrement quand elle changeait les couches souillées de la malheureuse.
Jusqu’à quand cet idiot de Léon s’obstinerait-il à conserver chez lui ce légume ? La démarche de son beau-frère lui échappait. C’était une folle et stupide gageure qui lui coûtait relativement peu puisqu’il déléguait à d’autres la responsabilité de soigner « Momone » (Nadège avait toujours trouvé ce diminutif grotesque).
Elle se rendit à la salle à manger transformée en chambre, et aperçut, avec un frisson d’angoisse, sa sœur immobile contre une pile d’oreillers. Les yeux clos. C’était la seule manifestation de vie qu’elle conservait : elle fermait ses paupières pour dormir.
La jeune fille renifla la sale odeur qui sourdait du lit. Une rude et basse besogne l’attendait. Elle déplorait l’acharnement thérapeutique et comprenait qu’un jour on tourne le « robinet » de vie pour en finir avec ces simagrées médicales maintenues au nom d’une morale sans objet.
Elle revint au salon pour défaire ses paquets. C’était le grand jour, celui où sa garde-robe nouvelle était enfin prête. Après avoir compulsé une pile de revues de mode, elle s’était décidée pour deux maisons de couture : Escada pour les tenues sport, Sakoun pour les vêtements habillés.
Elle sortit d’un carton une robe turquoise, assez courte, qui lui arrivait au-dessus des genoux et lui donnait une allure de femme. Elle la tint plaquée devant soi, admirant le décolleté réglable, la large ceinture et la fleur de tissu noir qui « l’animaient » (c’était le mot employé par la vendeuse).
Elle grimpa sur une chaise pour pouvoir se voir en pied dans le miroir ancien. La sonnette retentit. Elle sauta de sa chaise, déposa la robe sur un dossier de fauteuil et alla ouvrir. Elle trouva sur le paillasson un jeune coursier en anorak et bonnet de laine qui lui tendit une grosse enveloppe de papier kraft rebondie.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Ça vient de Chaillot, fit le garçon.
— Il y a quelque chose à régler ?
— Non, mais généralement on me file un pourliche.
— Attendez !
Elle alla prendre une pièce de deux francs dans son sac et l’apporta au coursier.
Il considéra la pièce blanche au creux de sa main et murmura :
— C’est pour moi « tout ça » ? Bast, je dénicherai bien une pute au Sri Lanka qui me fera une pipe pour ce prix-là !
Il sortit sa langue et la fit frétiller. Nadège lui claqua la porte au nez. Elle s’assit et arracha la bande gommée fermant l’enveloppe. Aussitôt elle reconnut son cahier jaune et le tira de son emballage capitonné. Une lettre se trouvait fixée par un trombone à la couverture :
Mon colonel,
J’ai donné l’assaut suivant vos instructions, mais il a été repoussé dans des conditions telles que je crains fort que nous ayons perdu à la fois la bataille et la guerre. L’autographe qui enrichit votre manuscrit n’est hélas pas conforme à ce que vous étiez en droit d’espérer. J’attends néanmoins d’autres ordres et vous prie de croire à mon entier dévouement.
Sergent Léon
Elle ouvrit le cahier. Les traits rouges soulignant certaines parties de son texte lui rappelèrent ses copies de philo de l’an passé, peu appréciées par le prof. Elle tourna la première page, lut l’annotation de Boris en marge et referma posément le cahier. Elle était très calme, fière de Lassef qui ne se laissait pas appâter par une compo franc dithyrambique.
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