Lassef eut un geste mou de la main.
— On a un souper, ce soir ? demanda-t-il.
— Non, demain : les Lecoq avec les Laférière : ils mettraient des piastres dans l’opération La Guerre et la Paix.
— Sacré morceau, soupira Boris, ça me fout un peu les jetons.
— Mais non, ça t’excite !
Boris amorça un haussement d’épaules. Peu facile dans sa position.
— Surtout, continue de tringler la gazelle des sables, ces vaches-là deviennent des ennemies dès que tu cesses de les faire jouir.
— Je la vois demain, rassura Léon : je l’emmène chez Tantine pour l’initier aux « jeux interdits ». C’est le moment de la chambrer dur. Tu sais qu’elle commence à faire des objections à propos du Tolstoï ; elle trouve le sujet « vieux ». La conne qui ne l’a jamais lu, elle non plus !
— C’est quoi, Tantine ?
— Une boîte cossue où des messieurs vont faire des galipettes entre eux.
— C’est dégueulasse !
— Tantine a aménagé un petit salon avec glaces sans tain, depuis lequel on peut suivre les ébats de ces chérubins.
— Tu en connais des endroits bizarres, Léo ! Dans le fond, tu n’aurais pas des instincts pédoques ?
— Je ne sais pas, répondit loyalement Yvrard. Qui peut répondre en toute sincérité à cette question ?
Jean-Louis Pascal arriva, l’air embêté.
— Elle n’a pas voulu partir, annonça-t-il, mais elle a promis de ne plus manifester. Vous savez qui c’est, cette fille, patron ? Votre fameux « admirateur » qui m’a balancé du poivre moulu dans les yeux. Il a opéré un sacré changement de look ! Radical ! On a abandonné le genre hermaphro pour le genre pin-up. Je dois avouer que celui-ci lui convient beaucoup mieux.
— Tu es bien sûr que c’est la même personne ?
— Totalement certain. D’ailleurs je lui ai fait allusion au poivre, et elle a souri en murmurant « Pardon, je vous avais pris pour un loubard ».
— C’est pas banal, dit Boris.
Il regarda la pendule électrique de la loge.
— Il nous reste huit minutes avant la reprise : va la chercher.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’admirateur ? demanda Léon. Tu ne m’en as pas parlé, ajouta-t-il d’un ton de reproche.
— Parce que je n’y ai plus pensé ; ce n’était pas un événement, tu sais. Simplement, un gars, du moins le croyais-je puisqu’il était habillé en homme et portait moustache, qui assiste plusieurs jours de suite aux représentations en me regardant avec des jumelles ! Agaçant ! Je demande à Pascal d’essayer de savoir ce qu’il veut, et mon admirateur lui balance du poivre dans les yeux. Or voilà qu’il s’agit d’une fille ! Et cette fille change totalement de tenue et de manières.
— Une déséquilibrée, non ? Ou alors une fan exacerbée.
— On va savoir !
Pascal revint, escorté de la fille à la robe verte et s’effaça pour la laisser entrer.
— Nadège ! s’exclama Léon, suffoqué.
La jeune fille s’avança et fixa Boris avec une intensité, une dévotion presque insoutenables.
— Alors c’est donc là ? chuchota-t-elle.
L’ambiance de la loge, sa touffeur, l’odeur de lys et de sueur mêlés la transportaient. Elle regardait « l’Illustre » allongé dans le fauteuil, ses bras en rames abandonnées. Il la couvait d’un regard de reptile.
— C’est elle, ta belle-sœur ? murmura-t-il.
— Je suis sidéré, fit Léon, sincère.
Lassef ramena ses jambes contre le siège et remonta son buste.
— Ça signifie quoi, tes conneries de ce soir ? demanda-t-il.
Il parlait bas, à la Gabin, afin d’être mieux entendu.
Elle lui sourit.
— Ce qui est négatif paie davantage que ce qui est positif, dit Nadège. Quand je laisse parler mon cœur en essayant de cerner mes sentiments, j’ai droit à une annotation insultante ; mais quand je fous la merde, on me convie aussitôt dans la loge du Prince !
Boris se mit debout et vint à elle. Tout en la fixant droit dans les yeux, il lui administra deux gifles qui la firent chanceler.
— Oh ! patron ! s’écria le brave Pascal, outré.
Lassef parut ne pas entendre la protestation de son assistant. Il se tourna vers Léon :
— Attrape cette petite merderie et embarque-la où ça te chante, je ne veux plus en entendre parler !
Blême d’humiliation, Léon poussa sans ménagement sa belle-sœur hors de la loge.
Déjà, dans le couloir, la sonnerie retentissait et la voix du régisseur s’y superposait : « En scène dans trois minutes ! En scène dans trois minutes ! »
— Vous n’y êtes pas allé avec le dos de la cuiller, patron, grommela Jean-Louis Pascal.
Il ajouta courageusement :
— J’ai horreur de voir frapper une femme !
— Et moi, j’ai horreur qu’une petite pute en délire perturbe mon spectacle pour assouvir ses caprices ! hurla Boris à s’en faire sauter les cordes vocales. Je mets des mois à écrire une pièce, des mois à la monter, à la peaufiner. Chaque intonation, chaque silence comptent, et une merdeuse viendrait faire joujou avec cette somme de travail, d’énergie, de talent ! Mais putain, deux gifles ne sont rien, mon garçon ; des saloperies pareilles, on devrait les écraser comme des punaises !
Il quitta sa loge à longues enjambées silencieuses de maraudeur. Son cœur fou lui remontait dans la gorge, et des étincelles pourpres éclaboussaient sa vue.
* * *
— Tu as fait du joli, crétine ! jeta Léon en claquant sa portière.
Quelque chose qui ressemblait à du désespoir ruinait son moral. A cause de cette sale pécore, sa vie quiète devenait décombres. Il connaissait Boris : l’injustice personnifiée ! Tout être a besoin d’un responsable dans les périodes de catastrophe, mais Boris davantage que tout le monde. « L’Illustre », en puriste absolu, considérait la représentation perturbée comme une catastrophe, et la ferait payer à Léon. Une paire de gifles ne pouvait suffire à calmer sa rage : c’est Léon qui porterait le chapeau.
— Tu me plumes avec tes amours branquignoles, harcelait Yvrard. Tes rêves de masturbée font chier tout le monde ! Je tiens à ma situation, figure-toi. Or Boris n’est pas le genre d’homme à tolérer des fantaisies pareilles ! Le travail, pour lui, c’est sacré ! Il passe avant tout ! C’est ça, ses amours à lui. Tu t’imagines qu’il va y renoncer pour un boudin qui se prend pour un mannequin parce qu’il s’est foutu une robe de dix mille balles sur le cul ?
Il poursuivit sur ce ton jusqu’à la rue Lecourbe. Parvenu devant le porche de son immeuble, il la retint alors qu’elle s’apprêtait à quitter la voiture.
— Je pense que tu as compris, maintenant, et que tu renonceras à tes chimères. Sinon, je te réexpédie à Rouen-les-Bains, moi, ma fille !
Elle eut son sourire énigmatique.
— Il m’a giflée, dit-elle en caressant ses joues.
— Oui, il t’a giflée et il a bien fait !
— On ne gifle pas n’importe qui, reprit Nadège : il s’est passé quelque chose entre nous. Ne te fais pas de soucis, Léon : ça baigne !
L’inépuisable obstination de sa belle-sœur, son optimisme indestructible plongèrent Léon dans l’admiration.
— Je pense vraiment que tu es dingue, déclara Yvrard.
— Heureusement, fit Nadège ; heureusement !
* * *
Contrairement aux craintes de Léon, Boris était de bonne humeur à la fin du spectacle et ne lui fit pas grise mine. La seconde partie de la représentation avait merveilleusement roulé. L’état de grâce ! L’éviction de la jeune perturbatrice semblait avoir apporté un bien-être au public. Les spectateurs écoutaient religieusement et, depuis la scène, les acteurs les sentaient réceptifs. Le courant passait bien ; il se produisait l’admirable aller et retour qui ressemble à l’amour et conduit à un orgasme collectif.
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