Les applaudissements furent encore plus nourris que d’ordinaire. Au quatrième rappel ; on scanda des pieds ; au dixième, les spectateurs se mirent debout pour ovationner Lassef. Les femmes pleuraient et les hommes avaient le visage crispé.
Pourquoi à cet instant, pendant que déferlaient à ses pieds les vagues de la gloire, oui, pourquoi Boris se prit-il à évoquer le vieux Dimitri Fedor ?
« Un jour, il se lèveront pour t’applaudir », avait prophétisé le prof.
Et ils étaient à la verticale, en effet, sans se soucier du métro à prendre, hurlant sans vergogne des bravos que Lassef percevait séparément, comme si son cerveau pouvait se démultiplier pour capter chaque bravo sur chaque bouche : la grosse dame à cheveux gris, la grande fille aux lunettes, ce type rouge-brique, le cadre supérieur aux cheveux en brosse, le vieillard chenu qui porte un appareil acoustique, la donzelle rousse au décolleté ravageur… Lassef cueillait leur cri de liesse. Il se tenait seul et droit sur le devant de la scène, après que ses camarades avaient eu leur part d’applaudissements. Ce qu’ils ovationnaient maintenant, c’était l’auteur, le metteur en scène, l’éclairagiste exceptionnel, en un mot, le génie.
Et il demeurait calme, refrénant un obscur dédain ; plein de sa souveraine dignité ; souriant à peine, accordant toutes les dix secondes un léger mouvement de tête car il n’avait pas à les remercier de le remercier. C’était l’instant le plus intense pour les gens rassemblés ce soir-là. Ils avaient droit à « l’homme » tout seul, dépouillé de son environnement, libéré de son texte et de l’action qu’il tissait. Tout seul dans les lumières du décor désormais sans signification. Grandi par sa brusque solitude, rayonnant de solitude ; historiquement beau et réussi !
Après le dernier « rideau », Boris se mit à fredonner Les yeux noirs au milieu des machinos en action. Il avait « une remontée russe », comme il disait. « Un coup d’hérédité. » Pendant un instant, il se sentait moins français et galopait à travers des steppes enneigées.
— Fabuleux ! dit Léon en s’approchant de lui. « Ils » étaient bons, ce soir.
— Oui, convint Lassef, c’étaient des « bêtes de salle », comme dit Guy Bedos.
Il déclara :
— J’ai envie de fruits de mer, c’est la saison, non ?
— En plein.
Léon, rassuré, aurait voulu prier pour remercier Dieu de sa grande mansuétude. Il redoutait l’orage de grêle et trouvait le soleil.
— Où est-ce qu’on pourrait aller ?
Léon cita le nom d’un restaurant fameux, grand spécialiste de la marée.
Boris fit la moue.
— C’est bon mais c’est triste, objecta « l’Illustre ». Avec tous ces carreaux sur les murs, on se croirait dans une pissotière de luxe !
Ils y allèrent cependant et emmenèrent le vieux Montbogeon qui était veuf et entonnait au dessert des chansons de tourlourou.
A table, caché par le paravent de l’immense menu, Léon déclara, le ton faussement dégagé :
— A propos, je suis consterné par les agissements de la jeune crétine. Je vais la renvoyer dans ses foyers !
Lassef répondit, également caché par la carte :
— Elle doit être encore pucelle, y a que des vierges pour se comporter ainsi. J’ai eu tort de me laisser emporter ; qu’est-ce qu’elle en a dit ?
— Qu’on ne gifle pas n’importe qui, et que ça créait un lien entre vous !
Boris ne réagit pas.
Ils rendirent leurs vastes cartes au maître d’hôtel et se mirent à parler d’autre chose.
Bérangère était une imbécile heureuse que sa promotion sociale avait passablement grisée et qui ne possédait pas suffisamment de discernement pour savoir se la faire pardonner. N’ayant plus de supérieurs à lécher, elle malmenait ses inférieurs, sans véritable méchanceté mais parce qu’elle croyait que sa nouvelle condition l’y obligeait.
En violant sa cangue toute fraîche de parvenue, Lassef l’avait plongée dans une perplexité dont elle n’était pas tout à fait consciente. Avant d’épouser le king de la production, elle avait eu plusieurs liaisons miséreuses qui lui laissaient à l’âme et au corps un vague désenchantement. Personne « bien élevée », dans les bonnes conventions d’une société tiédasse, elle était résignée sexuellement et considérait l’amour comme une sorte de corvée incontournable.
Ayant, par un de ces miracles qui placent l’aventure en liste d’attente dans notre vie, séduit le big boss pour des raisons d’accoutumance obscures qu’il était seul à connaître, elle avait découvert la jouissance dans la domination et la griserie de voir ses sottises applaudies.
Et puis, le rude jeu insolent et paillard de Boris Lassef était venu tout changer, comme un électrochoc. Dans le climat fou de son appartement, toutes frontières bienséantes abolies, la donzelle avait eu la révélation de la fornication débridée. Elle avait cédé aveuglément, subjuguée qu’elle était par la personnalité démesurée de « l’Illustre ».
Dans un premier temps, elle avait eu la sagesse de se contenter de Sganarelle avant d’affronter Don Juan. Il lui restait assez de perspicacité pour comprendre que l’amour est un art qui se cultive, comme tous les autres arts, et elle voulait faire ses classes avec le valet pour se montrer plus performante avec le maître. Elle avait toujours pressenti la pauvreté de sa palette sensuelle et éprouvait tout à coup un formidable appétit de connaissance. Des perspectives sereines se découvraient à elle. Maintenant, elle comprenait que séduire Zakouskine ne représentait que le palier d’une fructueuse existence, la plate-forme de lancement pour d’autres conquêtes plus glorieuses.
— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-elle à Léon.
Ils avançaient à pas pressés dans le quartier des Batignoles ; à cause de sa jupe étroite, elle avait quelque mal à régler sa marche sur la sienne.
— Découvrir le Paris secret, le Paris du vice, répondit Yvrard.
Elle eut un gloussement imbécile qu’elle voulait canaille. Bientôt, Léon tourna dans une rue morte bordée de vieux immeubles bourgeois et il franchit une porte cochère de couleur vert wagon. Il n’y avait pas de loge de concierge, et ils attaquèrent l’escalier moquetté sans rencontrer personne.
A l’entresol, une lumière brillait au-dessus de la porte de droite. Une plaque de cuivre grand format indiquait : « Mme RIPATONS, soins du visage ». Léon sourit à Bérangère et sonna.
Ils perçurent un glissement à l’intérieur, le bruit menu d’un cache-judas qu’on actionnait, et sentirent une prunelle investigatrice peser sur eux.
La dame qui leur ouvrit se composait de trois grosses boules superposées, dont la plus petite formait la tête. Elle était molle, platinée, mal fardée et elle leur dédia un sourire de bienvenue renforcé au « rouge orange ».
Ce qui surprenait chez cette bordelière, c’était son infinie gentillesse. Elle n’était que bonté, mansuétude ; on la sentait prête à secourir les infortunes les plus tortueuses.
Sans un mot, elle les fit entrer. L’appartement baignait dans une pénombre avant-coureuse. Le hall, chichement meublé de rotin, annonçait la couleur à cause probablement de la lanterne chinoise qui virevoltait au gré des courants d’air.
La dame Ripatons (était-ce là son véritable patronyme ?) portait une robe froufroutante, très claire. Son parfum sauvage ravageait le sens olfactif de l’homme moyen.
Elle les pria d’entrer dans un local nu, ne comportant qu’un divan et une table basse surchargée de revues pornos. Une grande glace rectangulaire longeait le divan. La grosse mère maquerelle éteignit la lumière et fit coulisser un mince panneau logé entre la glace et le mur.
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