La pièce contiguë leur apparut alors. Aussi pauvrement meublée que la leur, à cette exception que le divan était beaucoup plus large. Quatre messieurs nus forniquaient sinistrement, vu leur âge et leur anatomie. A l’exception de l’un d’eux qui ne dépassait pas la quarantaine, les autres étaient chauves et bedonnants, avec des jambes variqueuses, des cicatrices d’opération, des poils grisâtres un peu partout. Deux devaient porter des lunettes et les avaient ôtées pour se sentir plus à l’aise, car leurs regards étaient globuleux et indécis. Ils se livraient à de pauvres manigances et il y avait quelque chose de benêt dans leur salacité.
Le plus âgé s’affubla d’un porte-jarretelles et d’un soutien-gorge, ce qui le rendit davantage grotesque. Il se mit à prodiguer des caresses « extrêmes » au plus jeune, mais ne fut pas payé de retour.
Léon sentait la nausée le gagner. Il fut rassuré quant à ses mœurs. Non, décidément, l’homosexualité ne le tentait pas et ses penchants ne concernaient que Boris. Il prenait en pitié ces quatre fantoches en mal d’orgasme, empêtrés dans leur sexualité comme des petits garçons dans leurs cerceaux.
Par contre, Bérangère déployait une surexcitation désordonnée. Un tel spectacle, nouveau pour elle, la plongeait en frénésie. Elle gémissait d’impatience et prenait la main de Léon pour la conduire à son sexe. Mais Léon résistait.
— Tu aimerais te joindre à eux ? chuchota-t-il.
Elle accepta d’un hystérique mouvement de tête.
— Avec vous ! exigea-t-elle.
— Non, fit Léon, je préfère admirer d’ici ; le contact masculin me répugne. Ça va être féerique de te voir convoitée par ces mâles en rut !
Il entrouvrit la porte pour héler la taulière. La mère Ripatons qui « connaissait la vie » guettait, embusquée derrière un meuble d’inspiration chinoise. Elle comprit, vint chercher sainte Blandine par la main pour aller la jeter dans la fosse aux lions.
Léon attendait l’entrée de la proie chez les fauves. Un spectacle à ne pas manquer. Ces « messieurs » avaient beau pratiquer une homosexualité de passage, la chair féminine les intéressait toujours et corsait leurs séances.
Ils cessèrent leurs jeux galants pour l’entourer, la fêter, la dévêtir et la noyer sous une avalanche de mains, de bouches et de sexes.
« Là oui, ça devient carrément excitant. Dommage que tu ne voies pas cette bacchanale, mon Boris ! Elle renforcerait ton mépris de la bête humaine. »
Il sortit de sa poche un petit appareil Minox et se mit à photographier les cinq protagonistes, veillant à toujours bien cadrer le visage de la Bérangère.
— Pourvu qu’il y ait suffisamment de lumière, murmura-t-il.
* * *
Elle avait amené la table à repasser au salon et donnait un coup de fer à sa robe de soie verte. En guise de repas, elle mangeait des tartines de confiture (fraise) et lâchait parfois son fer pour aller mordre dans l’une d’elles. Le tas de rôties empilées diminuait. Nadège ne consommait rien d’autre de la journée.
Le repassage ne lui était pas familier ; prise jusque-là par ses études, elle avait abandonné à Hermance les tâches ménagères, et y montrait maintenant une grande gaucherie. Inquiète pour sa robe (douze mille francs), elle osait à peine appuyer l’instrument brûlant sur l’étoffe, par crainte d’y imprimer des traces indélébiles.
Une double sonnerie retentit presque simultanément : celle de la porte et celle du téléphone, ce qui faisait un peu gag. Elle posa le fer à repasser sur ses fesses chromées et hésita, ne sachant laquelle des deux sonneries privilégier. Elle opta pour la porte.
Boris Lassef se tenait sur le palier, l’air renfrogné, les deux mains dans les poches ventrales de son éternel blouson.
— Bonjour ! lui lança gaiement Nadège, sans rien laisser paraître d’une quelconque surprise. Entrez, et pardonnez-moi : le téléphone !
Elle courut décrocher. C’était sa mère qui venait aux nouvelles.
— Tout va bien, chérie ?
— Très bien, assura-t-elle en regardant Boris.
Il avait refermé la porte et se tenait campé à l’entrée du salon, dans son attitude de conquistador posant pour la postérité.
— Tu ne t’ennuies pas trop ? demandait Hermance.
— Non, non. Écoute, je te rappellerai, parce que l’employé du gaz est là.
Elle jeta un bref baiser dans l’émetteur et raccrocha.
Il y eut un temps d’indécision, puis Boris finit par murmurer :
— Je suis venu vous prier de m’excuser pour la gifle d’hier.
— LES gifles, rectifia Nadège : il y en avait deux ; mais il ne faut jamais demander pardon aux gens qu’on gifle quand ils l’ont mérité.
— Bien vrai, tu ne m’en veux pas ?
Il ne pouvait résister au tutoiement ; c’était impulsif, chez Lassef.
— Au contraire, fit-elle. Venant de vous…
Elle renonça à s’expliquer car elle serait aussitôt tombée dans le crincrin, la guimauve.
Il s’approcha de Simone avec répugnance : tout ce qui meurtrissait sa vue l’écœurait. Il n’était pas agréable de contempler cette femme cérébralement inexistante.
— Comment peux-tu vivre en sa compagnie ? fit-il.
— C’est ma sœur.
— Non, c’est plus rien. Ta sœur était vivante, était jolie. Elle riait, plaisantait, regardait les gens au fond des yeux.
— Une tombe, c’est plus rien non plus, et pourtant on lui parle, objecta doucement la jeune fille. Elle, elle existe, que vous le vouliez ou non. Touchez-la : elle est tiède ; elle est capable encore de soulever et d’abaisser ses paupières. Entre plus rien et elle, il y a des galaxies.
— Ainsi, tu prétends qu’elle m’a aimé ?
— A la folie, presque autant que je vous aime moi-même. Pendant des années, elle ne m’a parlé que de vous. J’aurais dû consigner les phrases qu’elle employait, on en aurait fait un poème.
— Beaucoup de femmes m’aiment, fit-il sans suffisance mais avec plutôt de l’humilité dans la voix ; elles m’aiment ou croient m’aimer. Tu sais pourquoi ? Parce que je triche. C’est mon métier qui l’exige. Elles ne me voient que dans des postures avantageuses, que dans des situations de héros. Elles me voient dans la lumière des projecteurs ; elles me voient maquillé, paré, transcendé, et ne m’entendent dire que des répliques fignolées. Je suis un mythe ; rien n’est plus facile à aimer qu’un mythe. Rien de plus confortable à adorer. Cela ressemble à la foi ; ça relève d’un certain mysticisme.
« Si mes adoratrices me voyaient dans la vie, elles déchanteraient. Si elles me regardaient pisser dans une bouteille pendant mes répétitions, traîner chez moi, en savates avec une barbe de huit jours, m’examiner la gorge dans une glace en poussant des « ah ah » ridicules dès que j’y perçois une douleur, si elles me regardaient chier avec un bouquin à la main, tu verrais leur passion voler en éclats, ma belle ! Cohen, le sublime, a dit qu’aucun amour ne résiste à la perte de deux incisives. »
Elle sourit.
— J’aimerais vous regarder chier et vous dire mon amour pendant que vous feriez des efforts, car vous devez être constipé, je suppose ? Vous avez une morphologie à ça.
Boris secoua la tête : Mais putain d’obstinée, comment aimerais-tu un homme que tu ne connais qu’à travers des images et ce qu’on t’en a dit ? L’amour naît autrement, d’autres choses ! L’amour, c’est des ondes qui s’entremêlent, c’est un réseau d’émotions légères que tissent les regards. L’amour, c’est d’abord une surprise. Ça commence par un incompréhensible malaise ; il y a, comme pour la maladie, « les premiers symptômes ». Et puis ça se développe et ça finit par devenir évident. Tu m’aimes pour mes rôles, parce que ta sœur m’a glorifié pour épater sa sœurette ; tu m’aimes « de confiance ». Tu as décidé de m’aimer, pour donner, croyais-tu, un sens à ta vie légère d’écolière. Tu m’aimes pour t’avoir en haute estime, pour t’affirmer, te donner à tes yeux une personnalité. Tu m’aimes, comme les gamins fument leurs premières cigarettes.
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