— A peine, riposta Boris.
En gravissant l’escalier de son immeuble, Léon songeait que Boris se dévergondait depuis la mort de Nadia. Il sortait de cette curieuse timidité sexuelle si peu compatible avec sa superbe désinvolture. Jusqu’à « l’événement », ses pulsions amoureuses étaient espacées, contrôlées. Désormais, il donnait l’impression d’être en vacances et s’intéressait au cul comme il ne l’avait encore jamais fait.
Dans l’après-midi, pendant qu’Yvrard batifolait avec une Bérangère révélée, déchaînée, clamant à tous les échos son plaisir, « l’Illustre » avait entrouvert la porte de sa chambre pour contempler le couple en pleine fornication. Léon avait croisé le regard de son ami. Il avait été gêné par ses yeux éteints et fixes, par la crispation de sa mâchoire. Quelque chose d’ardent et d’implacable émanait de lui. Léon appréhendait que son Boris ne glissât sur la pente du vice. Il arrivait à l’âge où l’homme se laisse volontiers aller à la lubricité, parce qu’il est blasé et conscient que ses années de virilité lui sont comptées. Il veut rattraper confusément il ne sait quel temps perdu, accumuler des souvenirs hard, pousser les feux de sa sensualité.
Il trouva Nadège au salon, près de sa sœur, assise devant un guéridon surchargé de revues de mode. Armée de gros ciseaux, elle découpait des photographies qu’elle glissait ensuite dans un « fourre » de plastique transparent.
Elle l’accueillit par un indéfinissable sourire.
— Merci d’être venu, fit-elle.
— Tes désirs sont des ordres, railla Léon.
Il prit place en face d’elle.
— Tu as besoin de quelque chose ?
— De beaucoup de choses.
— Eh bien, vas-y, je t’écoute.
Elle eut une expression rusée, ses ciseaux qu’elle actionnait frénétiquement mordaient à vide.
— Nous allons aller à ta banque et tu vas me faire ouvrir un compte sur lequel tu vireras cent mille francs !
— Non, mais ça va pas ! sursauta Yvrard. Où veux-tu que je trouve une somme pareille ?
— J’ai ton dernier relevé bancaire ; pas dégueu : tu possèdes plus de deux millions !
— Tu fouilles dans mes papiers !
— Oui.
— C’est dégueulasse.
— Oui.
— Tu peux toujours courir !
— Non.
— Tu espères vraiment que je vais te donner cent mille balles ?
— Oui.
— Et pourquoi donnerais-je une somme pareille à une gamine de vingt ans ?
— Parce qu’elle en a besoin.
— Pour quoi faire ?
Elle réfléchit, à la recherche d’un terme qui exprimât sa pensée.
— Pour m’équiper !
— T’équiper ? répéta Yvrard, interdit. Tu vas aller chasser le fauve en Afrique ?
— Mieux que ça. Je vais chasser l’homme. L’homme que tu sais puisque tu as lu mon cahier.
A cette minute, Léon comprit que le fameux cahier jaune n’était pas un banal journal intime de jeune fille, mais qu’il avait été rédigé pour être lu par d’autres et principalement par lui !
Cette brusque certitude l’épouvanta. Il fixa longuement sa belle-sœur.
— Tu es belle, dit-il.
— Je sais, répondit-elle, mais il faut du temps pour s’en rendre compte, et je veux gagner du temps.
Elle lâcha ses ciseaux sur le papier déchiqueté accumulé devant elle.
— Oh ! bon Dieu, merde, fais un effort ! s’emporta Nadège. Tu es un minable, mais tu es intelligent. Joue le jeu au lieu d’ergoter. On dirait que tu es sur un vélo sans freins lancé dans une descente, et que tu essaies de freiner avec le pied. C’est le plus sûr moyen de te casser la gueule ! Si tu t’opposes à moi, tu es fichu car j’arriverai tout de même à mes fins, comme on dit. Si au contraire nous concluons un pacte, nous gagnons l’un et l’autre.
« Elle possède une volonté supérieure à celle de Boris. Cette gamine est terrible ! »
— Il y a des passages superbes dans ton cahier, murmura-t-il.
— Je sais, ils lui plairont.
— Et si je brûle tes beaux écrits ?
— Je les recopierai, j’ai pris des photocopies.
— Tu es donc diabolique ?
— Déterminée, rien de plus. Et sais-tu pourquoi je le suis, Léon ? Parce que je suis sincère. Pour écrire cela, il faut le penser intensément.
— Tu te racontes une histoire, soupira Yvrard. Tu ne le connais même pas !
Elle se leva et s’approcha de sa sœur.
— Depuis que j’ai ma connaissance, j’ai appris à l’aimer, déclara Nadège. Tu sais comment ? Tu sais pourquoi ?
Elle posa sa main sur l’épaule sanglée de Simone.
— A cause d’elle qui en était folle.
Léon eut un rire sarcastique.
— Oui, j’ai lu ta prose et j’ai pensé que tu romançais. Momone amoureuse de Boris ! C’est risible : ils passaient leur temps à s’envoyer des piques !
— Tu es crédule comme un mari, mon pauvre Léon, l’accident de Savoie n’a pas changé grand’chose à ta psychologie. Ce que j’ai écrit est un pâle reflet de la vérité. Il faut te faire une raison : il n’y a pas que toi qui sois amoureux de Boris. Ma sœur t’a épousé uniquement pour pouvoir vivre dans l’orbite de Lassef. Elle était fascinée par lui autant que tu l’es toi-même.
— Elle a été sa maîtresse ? fit Léon d’un ton mort.
Nadège hocha la tête.
— Demande-le-lui, peut-être te l’avouera-t-il. Mais, franchement, je ne le crois pas : Simone me l’aurait dit ; elle me confiait tout. On se téléphonait presque tous les jours. A travers elle, j’ai contracté le virus Lassef. Tu ignores ce qu’est un amour de petite fille, Léon. Ce culte éperdu de l’être fascinant qu’elle a élu, qu’elle ATTEND ! Tu entends ça, Léo ? Qu’elle ATTEND ! Si tu savais comme Simone parlait bien de lui ! Si tu savais comme elle me l’a merveilleusement PRÉPARÉ !
Elle se mit à sangloter.
Hébété, Yvrard regardait couler ses larmes. Des idées confuses le submergeaient.
— C’est pour lui que tu as décidé de venir soigner Momone, pour être à pied d’œuvre ?
Elle acquiesça.
— Tu veux quoi, qu’il t’aime aussi ?
— Oui.
— Mais, ma pauvre petite, si tu parviens à l’intéresser, il te baisera peut-être, puis te laissera tomber !
— Non : il m’épousera ! affirma Nadège.
Bien qu’il n’eût guère le cœur à rire, Léon pouffa.
— Boris, épouser une gamine ! Tu rigoles, ma fille. Le mariage, il sort d’en prendre ; il a déjà donné. Tu sais ce qu’il est en train de faire ? De vivre sa vie de garçon ! La récré, ma poule ! La belle et sainte récré ! Il s’envoie en l’air, le Boris ! On mène une existence de patachon, lui et moi ! Il n’est plus question que de fesses, boulevard Richard-Wallace. Si je te disais que j’en éprouve une vague inquiétude. Je crains qu’il ne tourne partouzard et que ses débordements sexuels n’empiètent doucement sur sa vie professionnelle. Il en faut si peu pour détraquer la plus merveilleuse des mécaniques !
Elle l’écoutait avec sérénité.
— Justement, fit-elle, il est temps que je débarque.
Elle s’approcha de Léon et, alors qu’il ne s’y attendait pas, noua ses bras à son cou. Il sentit les seins durs de la jeune fille sur sa poitrine et respira sa capiteuse odeur de printemps femelle.
— Aide-moi, Léon. Je te garantis un avenir merveilleux. On vivra une existence de rêve, tous les trois, tu verras. Et ce sera du solide, du « pour-la-vie ». S’il devient partouzard, on baisera à trois, à quatre, à dix, je m’en fous. Je le veux !
Elle frappa du pied, en gosse capricieuse.
— Et je l’aurai ! J’ai été conçue et élevée pour lui. Il sera à nous, Léon. Rien qu’à NOUS ! Mais, putain de merde, laisse-moi faire, puisque je te dis que je suis sûre de moi ! On a confié une armée à une gamine nommée Jeanne d’Arc, et tu hésites à me confier cent mille balles ! Il faut qui, pour te convaincre ? La Sainte Vierge ?
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