La vieille prit un air rusé de maquignon qui voit venir son client sur le champ de foire.
— Rrrecette, je te donnerrrai avant de mourrrir, cherrri. Mais je ne vais pas mourrrirrr encorrre ; les médecins crrrroient que si, mais je sais que non. Quand morrrt vient, on sait, on rrriconnait. Je vais guerrrir phlébite. J’ai le temps. Blinis, je ferrrai en rrrentrrrant.
Elle semblait si sûre d’elle qu’ils la crurent.
Léon avait engagé comme extra, pour le service à table lors des soupers fins, une dame du quartier, vieille Luxembourgeoise que les vagues de l’existence avaient déposée sur le pavé parisien où elle n’en finissait pas de s’ébrouer. Madeleine avait servi chez des barons belges durant trois ou quatre décades et se voulait tellement stylée que ses prestations ressemblaient presque à un numéro de music-hall.
Le cheveu blanc, bleuté et mousseux, le museau enfariné, une bouche redessinée en forme de violette pourpre, un regard d’une candeur vertigineuse la transformaient en une caricature sympathique. Elle portait une robe noire, un tablier blanc amidonné et, parce qu’un abominable eczéma déshonorait ses mains, des gants blancs à revers de dentelle. Une odeur indéfinissable l’accompagnait qui évoquait les remugles éventés s’exhalant encore des vieux flacons de parfum gainés d’argent sombre.
Elle possédait toutes les qualités de la terre, plus un seul défaut : elle était bavarde. Boris demandait à ses hôtes de ne jamais lui adresser la parole car, sitôt déclenchée, elle ne les lâchait plus. Elle s’activait avec onction, déférente et aimable, sortant avec un accent belge à découper au chalumeau des : « Pouis-je me permettre de servir encore un peu de porto à Monsieur ? », ajoutant à voix chuchoteuse, comme on propose de la drogue dans les rues du Caire : « C’est du trente ans d’âge », en tournant ostensiblement l’étiquette de la bouteille du côté de l’invité pour lui prouver qu’elle ne mentait pas.
L’exactitude étant la politesse des monarques, le ministre était arrivé le premier avec sa cohorte de porte-flingues qui s’étaient mis à pratiquement cerner l’immeuble comme pour y débusquer un bandit retranché.
L’Excellence paraissait de bonne humeur ; on la sentait contente d’être l’hôte privilégié de Boris Lassef, et de l’être sans son épouse qui avait dans Paris une réputation d’emmerdeuse. Il s’agissait d’un petit homme brun, à l’élégance laïque d’ancien instituteur, qui portait sur sa personne un jugement favorable au point de ne pouvoir passer devant un miroir sans marquer un temps d’arrêt riche de contentement.
Sa réussite l’impressionnait. A chaque seconde, il évoquait ses doigts maculés d’encre rouge, la vaisselle qu’il faisait le soir avant de corriger ses cahiers, et leur opposait le garde du corps (un homme chargé de garder son corps à lui ; un corps devenu précieux à la nation) qui bivouaquait dans le hall d’entrée de ses hôtes avec l’air de ne pas s’emmerder.
Il cueillit le verre de porto sur le menu plateau d’argent et dit à Madeleine qui le lui présentait :
— Je vous connais, vous ?
Avec une condescendance amusée de grand seigneur pas bégueule.
Madeleine l’avait reconnu aussi. Quelque vingt-cinq ans auparavant, elle lui avait taillé une pipe téméraire et bâclée dans les chiottes du Bruxelles-Lille, à la faveur d’une banale rencontre dans un compartiment où ils se trouvaient seuls.
Elle rougit sous son plâtre et dit à travers son dentier :
— Je crois, monsieur le ministre, que nous avons voyagé de concert, il y a fort longtemps, entre Bruxelles et Lille. Je portais, si ma mémoire est bonne, une robe imprimée dans les tons bleu pastel. Vous m’avez fait l’honneur de m’adresser la parole et…
La mémoire du ministre se rajusta. Il retrouva, tant mal que bien, sur cette tête de carnaval, les traits de la passagère polissonne qu’il avait draguée au cours du voyage dans les brumes du Nord. Quelques madrigaux à la gomme et, en peu de temps, il avait su porter au rouge les sens de sa compagne. Vingt minutes d’un lutinage poussé et il s’était rendu (au pas de l’oie) jusqu’aux toilettes où la dévergondée l’avait rejoint, toquant quatre fois à la porte en signe de reconnaissance.
Ils se trouvaient coincés dans l’habitacle exigu et si peu romantique. Une étreinte classique paraissant impraticable, Madeleine avait pris place sur l’abattant du siège, tandis que le futur ministre restait adossé à la porte, la braguette béante. Elle l’avait sucé maladroitement, n’ayant jamais été étourdissante dans la fellation, et il s’en était suivi une éjaculation ferroviaire incommode entre deux gares noyées de pluie, dont le pantalon de Chevalard avait eu à souffrir.
Sur l’instant, à cause des cahots du train, il ne s’était aperçu de rien et c’est sur le quai de la gare de Lille où l’attendait sa « redoutable » qu’il avait pris conscience des dégâts. On eût dit qu’une caravane de gastéropodes était descendue de sa braguette. Les yeux implacables de Mme Chevalard s’étaient immédiatement emparés du désastre et monsieur le lointain ministre avait dû proposer de fallacieuses hypothèses pour tenter d’expliquer les chandelles malencontreuses. Très mauvais souvenir !
L’Excellence se renfrogna. Cette vieille bique allait-elle faire part à Lassef de la mésaventure ? Tout est possible chez les artistes. Ils se montrent d’une telle familiarité avec tout le monde, y compris leur personnel ! Pour eux, c’est cela « faire du social » ! Si elle parlait, il risquait de lire de tardives retombées dans la presse. Chevalard pompé par une vieille bonniche ! Il entendait déjà les sarcasmes du président, grand balanceur de vannes cuisants !
Sa joie s’évanouit.
Boris qui s’était aperçu de quelque chose regardait le couple étrange et supputait.
Madeleine, lancée, déclarait :
— Quand je vous voyais, à la télé ou sur les journaux, il me semblait bien vous avoir connu. La fois du train, vous portiez une chemise à rayures noires et rouges et une épingle de cravate qui représentait une plume d’oiseau.
Ces détails vestimentaires plutôt intimes confirmèrent « l’Illustre » dans ses suppositions scabreuses. Il tira son hôte d’embarras en dépêchant Madeleine vers le hall d’entrée avec mission d’hydrater le garde du corps. Le ministre cachait mal sa panique. Il déplorait sa soirée. Il s’en était fait une joie et voilà qu’il n’avait plus qu’un désir : foutre le camp.
L’arrivée des Zakouskine apporta une opportune diversion. Le fameux producteur était une montagne humaine de deux mètres dont le poids avoisinait les cent cinquante kilos. Son pantalon flottant lui faisait un cul d’éléphant. Il promenait une énorme tête rasée, sortie du bagne de Toulon. Il était lippu et l’un de ses yeux « tournait » comme chez Jean-Paul Sartre. Il s’exprimait avec lenteur et ne s’était jamais débarrassé d’un accent mi-russe, mi-yiddish. On l’appelait « l’Yvan-le-Terrible de la production » où il régnait en despote gueulard. Il terrorisait réalisateurs et comédiens, et ses confrères le redoutaient. Comme tous les tyrans, il aimait qui osait lui résister, aussi portait-il une espèce d’affection à Boris dont les impertinences le ravissaient.
Veuf d’une rombière d’Europe centrale maladive et geignarde, il avait épousé en secondes noces sa fidèle secrétaire. La dame en question se faisait appeler Bérangère bien qu’elle se prénommât Ginette. Elle était grande et mince comme un mannequin, mais légèrement cagneuse et chevaline. Un hennissement en cascade lui tenait lieu de rire. Dans les soirées, il permettait, depuis l’antichambre, de détecter sa présence. Elle usait d’un parler niais pour s’adresser à son mari, se comportait comme si cet être énorme, à la tranche-montagne, eût été un bébé frappé de mongolisme. En fin de soirée, elle claironnait : « On va aller coucouche-panier, mon Babou », et le gros sac riait d’aise.
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