Fille d’un important industriel prêt à répondre à ses moindres caprices, elle n’abusait pas de la situation de son père et, au contraire, avait tendance à la cacher. Seules, ses toilettes et ses manières trahissaient ses origines bourgeoises.
Lorsque Léon survint, entrant dans la foulée après un toc-toc rapide, il trouva Geneviève allongée sur la longue table de maquillage, avec ses baskets en guise d’oreiller. La glace garnissant la cloison doublait son image et l’arceau d’ampoules électriques l’illuminait comme un objet de vitrine.
— Oh ! pardon ! fit Léon.
— Mais non, viens !
— Je suis navré de t’avoir posé un lapin, dit Yvrard, tu sais que ça n’est pas dans mes habitudes.
— Tu as eu des problèmes ? demanda Boris en l’observant dans le grand miroir.
— En effet.
— Avec un chat sauvage ? Tu as la gueule pleine de marques.
Léon, d’un haussement d’épaules, lui signifia qu’il n’avait pas envie de répondre devant un tiers à cette question.
— Tu sais que je me suis gouré, enchaîna Boris, j’ai vu les rushes de notre pube ; eh bien, que veux-tu que je te dise : tu es bon !
— Vrai ? fit Yvrard, cherchant si le compliment ne cachait pas un sarcasme.
— Puisque je te le dis. C’est drôle et émouvant comme du véritable Chaplin. C’est ça, la surprise : l’émotion. Quand ce torrent de nouilles tombe sur toi jusqu’à t’ensevelir, tu as une expression qui vous va à l’âme ; une détresse résignée et un léger sourire d’homme beaucoup giflé. Je suis sûr que le père Lecoq va mouiller quand il va voir ce bout de film. Il ne s’y est pas trompé, le bougre, en nous demandant d’exploiter ton gag.
— Tant mieux, se réjouit Léon.
— Mais c’est pas une raison pour te croire un grand acteur, corrigea Boris. Ne chope pas la grosse tronche pour une expression réussie.
— Tu es chiant, soupira Léon, je vais t’attendre au foyer.
Boris l’interpella comme il s’apprêtait à sortir :
— Viens voir quelque chose, Léo !
Yvrard s’approcha et son ami lui montra le pantalon moulant de Geneviève Valéry.
— Tu sais mon aversion pour les jeans ? Figure-toi que la « Jeune-vieille » (il donnait ce surnom à Geneviève) a fini par me convertir. Lève une jambe, petite âme.
— Je vous en prie ! protesta la jeune fille.
— Sois pas bégueule, c’est pour la chose du gag !
Il empoigna d’autorité sa cheville gauche pour la forcer à lever la jambe. Léon découvrit avec un certain effarement que le pantalon était largement fendu à l’entrejambe. L’absence de slip laissait apparaître le sexe de Geneviève. Yvrard eut la fugace vision d’un peu de chair rose sous une touffe blonde.
Il battit en retraite, honteux.
Boris s’aperçut que sa partenaire avait les yeux pleins de larmes.
— Je t’ai humiliée ? demanda-t-il. C’était une blague, comprends !
— Vous ne vous rendez pas compte, fit-elle d’un ton calme.
Ses larmes disparurent. Elle lui sourit. Un pauvre sourire qui le navra.
— Je te demande pardon « Jeune-vieille », j’ai trouvé ton coup du jean fendu si joliment frivole que j’ai voulu le montrer à Léon.
— Vous ne pouvez vivre sans lui, n’est-ce pas ?
Il se rembrunit.
— Tu vas me dire que tu le détestes, toi aussi !
— Je ne le déteste pas, il me fait de la peine.
— Quelle idée ?
— On dirait un Pierrot triste, pareil à ceux dont les larmes coulent sur leur fard blanc. Et c’est cela qui vous touche en lui, peut-être, sans que vous le sachiez. C’est un être en peine, votre Léon. Il manque d’une substance qui lui soit propre et alors il vit de vous, par vous. Ne l’abandonnez jamais, sans vous, il ne resterait plus de lui que ses vêtements.
— Évidemment que je ne l’abandonnerai jamais, déclara Boris.
Elle reprit :
— Des bruits courent, comme quoi il y a quelque chose de sexuel entre vous.
Lassef hocha la tête :
— Qu’ils courent ! A force de courir ils finiront bien par disparaître !
— Vous êtes un homme terriblement fort et sûr de soi, admira Geneviève.
— Penses-tu, je suis simplement un homme qui se fout de tout ce qui n’est pas son travail.
Il se mit à la caresser par la fente du jean.
— Tu te rends compte, te déplacer comme ça !
— Sous mon manteau, ça ne se voit pas.
— Et s’il t’arrivait un accident ?
— On penserait qu’il a également fait éclater mon jean. Vous voulez bien aller fermer à clé ?
Il y consentit mais uniquement pour lui être agréable car il ne redoutait pas d’autres irruptions. Sans être un exhibitionniste, il se moquait d’être vu en train de faire l’amour. Cette perspective l’amusait plutôt. Elle mettrait dans l’embarras les inopportuns, or un individu qu’on gêne est un individu qu’on domine.
* * *
A l’entracte, Béatrice Turpin, la partenaire de Lassef, lui dit alors qu’ils gagnaient leurs loges :
— Je crois que tu as un admirateur plus assidu que les autres car cela fait au moins la troisième fois qu’il assiste au spectacle.
— Qui te dit que c’est pour moi, objecta Boris.
— Les jumelles de théâtre qu’il tient constamment braquées dans ta direction pour suivre tous tes déplacements ; ce sont elles qui, d’ailleurs, m’ont permis de le remarquer. De nos jours, ça ne se fait plus beaucoup.
— Ça m’est déjà arrivé à plusieurs reprises, assura Boris, sans suffisance. Il y a quelques années, une vieille fille, notamment. Elle ne m’a jamais écrit le moindre mot ni demandé d’autographe, simplement elle était là chaque soir, immobile, le regard fixe. Une dingue ! A la fin, je ne voyais plus qu’elle.
Léon lui avait épépiné une grosse pomme et l’avait détaillée en étroits quartiers (bien que Boris préférât croquer dedans) afin de ne pas compromettre son maquillage de scène. Pour se conformer à l’époque, Lassef portait une moustache postiche. Il détestait cela, mais moins que de s’en laisser pousser une véritable.
— Alors, c’était bien, le coup du jean ? demanda-t-il pendant que « l’Illustre » mangeait sa pomme.
— Un jour, l’ennui naquit de l’uniformité, déclama Boris, la bouche pleine.
— Si vous continuez sur cette lancée, bientôt elle écumera les sex-shops pour s’y acheter des petites culottes affriolantes ! Ne mets pas la bite dans cet engrenage, sinon tu deviendrais un viceloque du bois de Boulogne, Boris !
— Merci de tes conseils, papa, tu mets à côté de la plaque. Ce qui me séduit dans cette petite canaillerie de jouvencelle, c’est la poésie qui s’en dégage. Sa hardiesse est une forme d’innocence ; et puis le spectacle était si délicat !
Léon n’insista pas.
« Ne succombe pas, mon Boris ! N’appelle pas poésie ce qui n’est, en réalité, jouvencelle ou non, que du vice. Tu es trop pur pour glisser sur cette pente-là. Que tu te fasses des dames de l’immobilier dans des maisons de Hurlevent, ça oui, c’est romantique. Mais les pantalons cisaillés, ô Boris, c’est de la dépravation pour rentier rabougri. »
Les diffuseurs installés dans les loges et les couloirs retransmettaient les rumeurs de l’entracte. Boris connaissait bien ce genre de bruits et savait les interpréter. Dans le ronflement de brasier actuel, il percevait l’enthousiasme du public. Quand le spectacle « fonctionnait » bien, tout devenait fête ; dans le cas contraire, on ne recevait qu’un ronronnement mondain dépourvu de toute allégresse.
Douce musique. Celle de sa gloire.
— Raconte-moi le chat ! fit-il en mettant le doigt sur l’une des ecchymoses marquant la figure de Léon.
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