Boris repoussa son assiette tapissée de miettes.
— Tu te rappelles notre visite de Harlem, l’autre soir ?
— Inoubliable.
— On nous a d’abord montré les hauteurs, là où se trouvent les quartiers bourgeois : maison de Duke Ellington, lycées huppés, immeubles de style. Ensuite, nous avons plongé dans la partie pauvre, aux immeubles sinistres, dont on a muré la plupart des portes et des fenêtres. Beaucoup sont incendiés, d’autres qui s’écroulaient ont été rasés pour laisser place à des terrains vagues sans nom !
Léon se dit que « l’Illustre » avait déjà beaucoup pensé à la question car il avait tissé des phrases pour pouvoir clairement exposer son projet aux premières personnes qui auraient à en connaître.
— J’ai tout cela en tête, assura Léon. Les grandes avenues mal éclairées où grouille une population inquiétante, ces porches où tu aperçois des putes en fourrure synthétique fluo et des vieillards à barbe blanche…
— Oui ! Oui ! exulta Boris, c’est bandant, non ? Rien que de t’écouter parler, je piaffe du besoin d’écrire. Te rappelles-tu la petite rue élégante, aux constructions dix-huitième, qui forme comme un îlot bourgeois au milieu de toute cette misère déchirante ? Cette partie noble mesure deux cents mètres de long, même pas.
— La 139e ! dit Léon.
— Bravo ! Les maisons basses sont parfaitement entretenues et habitées par des professions libérales. Il paraît que les prix d’achat grimpent car beaucoup de monde souhaite s’y installer. L’endroit est extraordinaire à cause de son environnement. Tellement inattendu ! Un havre de grâce et de paix dans un univers hallucinant où triomphent la crasse, la misère et le crime. Les gens de Harlem, du Harlem pauvre, ont donné un surnom à cette rue, je le cherche depuis deux jours sans parvenir à le retrouver, et ça m’agace.
— Tu aurais pu me le demander plus tôt, fit Léon : Rue des Ambitieux.
— Ah ! merci, tu me redonnes le goût de vivre. « Rue des Ambitieux », c’est cela. Décidément, tu es irremplaçable, Léo.
Boris quitta la table et se mit à marcher dans le salon. Sa robe de chambre s’était ouverte sans qu’il y eût pris garde. Léon voyait son ventre plat, velu, son sexe pâle dont les longues bourses ballottaient au gré de sa marche saccadée. Il nota que la toison de son bas-ventre commençait à blanchir, alors que le reste de son système pileux restait très brun.
« Il va falloir que tu te teignes, mon Boris. C’est l’endroit que les femmes que tu honores regardent de plus près. Ne leur laisse pas croire que tu commences à vieillir ! »
— Tu n’auras pas à me jouer de l’orgue pour titiller mon inspiration cette fois, lança gaiement Boris. Ma prochaine pièce s’appellera Rue des Ambitieux .
— C’est un très beau titre, approuva Léon avec conviction.
Quand il pénétra dans l’appartement, Simone était seule près de la fenêtre.
Pourquoi s’obstinait-on à la placer là puisqu’elle ne pouvait profiter de la rue ? Et même pourquoi la levait-on, au fond ? A quoi rimait qu’on remuât cette presque morte ? Quelle illusion de vie espérait-on maintenir en conformant sa durée aux horaires des gens normaux ?
Léon s’approcha d’elle et la contempla longuement.
— Ma pauvre Momone, fit-il, tu en as une triste gueule ! Tu te languis de moi ? Je te délaisse, hein ? Mais si tu savais que je suis bien dans ma peau. Je mène une existence de rêve avec le Grand. Je n’aurais jamais espéré connaître ça un jour.
Il lui tapota la joue du revers de la main. Le contact était froid et dur, désagréable.
— Nadège n’est pas là ? demanda-t-il.
Il gagna la partie chambre, prêtant l’oreille, mais il n’entendit rien. La môme avait dû sortir bien que ce ne soit pas une heure indiquée pour faire les courses.
Léon entra dans la chambre de la jeune fille et s’arrêta, troublé par une frêle odeur femelle.
Sans se trouver vraiment en désordre, la pièce avait une apparence négligée. Le lit défait, des sous-vêtements au sol indiquaient un certain laisser-aller de la part de l’occupante.
Comme il allait se retirer, Léon perçut un léger bruissement en provenance de la salle de bains. Il s’en approcha et poussa le bec de laiton. La porte s’écarta faiblement, suffisamment cependant pour qu’il pût voir Nadège, assise à califourchon sur le montant extérieur de la baignoire, un pied dans l’eau, l’autre sur le carrelage. Elle se tenait dans une étrange posture : le pubis offert, la tête renversée en arrière.
Elle se masturbait.
Cette découverte indiscrète remplit Yvrard d’émoi et de confusion. Les femmes qu’il avait vues se livrer à cette pratique le faisaient à sa demande ; il trouvait le spectacle excitant, mais d’en être fortuitement témoin mettait le comble à son trouble. Un afflux de sang et de pensées envahirent son cerveau.
Dans un surprenant pêle-mêle d’idées et de sensations, il pensa qu’elle possédait d’admirables seins, très forts pour une jeune fille, aux mamelons d’un rose ocré ; que son sexe était d’une délicatesse émouvante, que sa toison était plus blonde que sa chevelure, que ses cuisses ouvertes inspiraient le plus sauvage des désirs.
Elle ignorait sa présence et s’activait des deux mains, la droite se prodiguait entre les lèvres délicates de son sexe, tandis que la gauche massait alternativement chacun de ses seins. Un long soupir chantant s’exhalait de sa bouche entrouverte. Il s’agissait davantage d’un hymne que d’un gémissement. Le bas de son corps fut pris d’un léger frémissement qui, très vite, devint tremblement.
Léon, fasciné, regardait l’agilité de ses doigts et songea à une illustration arts déco des Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs. Ils se montraient d’une gracieuse virtuosité. Yvrard étudia la mission de chacun. Le médius et l’index joints imprimaient le plaisir, tandis que l’annulaire, dressé en col de cygne, léger et prompt, exerçait de rapides plongées comme pour marquer une mystérieuse ponctuation ; le pouce et l’auriculaire, bien qu’ils n’eussent aucune action directe, semblaient pourtant participer à l’intense caresse et, effectivement, quand Nadège s’abandonna, les cinq doigts se rassemblèrent pour une ultime phase de caresses plus appuyées que les précédentes.
Elle demeura comme épuisée, étourdie, dolente, se reculant afin que son dos trouve le soutien du mur. Elle avait le souffle haletant et une surprenante expression de souffrance. Enfin, elle souleva ses paupières et aperçut Léon dans l’entrebâillement de la porte, l’air admiratif.
Alors elle eut un sursaut, arracha un linge en tissu-éponge de la tringle flanquant le lavabo et s’en drapa vivement.
— Saligaud ! hurla-t-elle, folle de honte et de rage.
Ses yeux se révulsèrent. Il crut qu’elle défaillait. Mais loin de s’effondrer, elle empoigna une brosse à dos à long manche et la propulsa dans sa direction, ensuite elle bondit au lavabo pour saisir d’autres projectiles sur la tablette. Elle lança contre Léon tout ce qu’il lui tombait sous la main : flacons, verres à dents, tubes de dentifrice, savonnettes, et jusqu’à son rasoir électrique qui éclata à ses pieds, les entrailles sorties.
Au lieu de battre en retraite, voire de se protéger en refermant la porte, il ouvrit celle-ci en grand et essuya la lapidation sans broncher. Quand, faute de munitions, elle arrêta son tir, elle gardait toujours son regard fou et sa mâchoire crispée.
Léon murmura :
— Pourquoi te mets-tu dans cet état, ma cocotte ? C’était divin.
— Pauvre con, avec ta « cocotte » ! fulmina Nadège. T’es vieux, t’es moche, t’es salaud ! Tu devrais avoir honte !
Читать дальше