Solange ne se laissa pas impressionner par ce nouvel éclat.
— Lui, en tout cas, il vous aime ! déclara la jeune femme.
Elle ajouta :
— D’amour !
— Complètement beurrée ! assura Léon avec un haussement d’épaules.
Solange réalisa qu’elle venait de le vexer et bredouilla des paroles d’excuse.
— Vous avez pris votre décision, à propos de « La Grâce de Dieu » ? demanda-t-elle à Lassef.
— Not yet . Nous avons toujours les clés de la baraque, Léon ?
— Toujours.
Boris emplit sa coupe de Champagne.
— Voilà ce que nous allons faire, mon petit accroche-cœur. On va aller à Versailles, toi et moi, dans la fameuse chambre pour laquelle j’ai eu le coup de foudre. Et je vais t’y faire l’amour à en crever, ma chérie. A en crever.
— Vous êtes fou ! En pleine nuit dans cette propriété où…
— Tu as peur des fantômes, Solange ?
— Je serais incapable de… A la pensée que…
— Allons donc ! Ne sois pas popote ! La vie c’est plein d’instruments et de notes de musique, à nous d’en faire des symphonies ! Bouclons la boucle, ma chérie ! Léon, va chercher les clés !
— Non ! s’écria-t-elle. Pas AUJOURD’HUI, c’est impossible ! Vous venez d’enterrer votre femme !
Boris lui saisit la main par-dessus la table et s’inclina pour y frotter sa joue.
— Exact, soupira-t-il : on l’a enterrée aujourd’hui. Et sais-tu pourquoi on l’a enterrée, ma belle ? Parce qu’elle est morte ! Morte ! Morte ! Morte !
DEUXIÈME PARTIE
RUE DES AMBITIEUX
Boris ne portait pour tout vêtement de nuit qu’un slip vieillot dans lequel il se sentait à l’aise et qu’il ne mettait jamais le jour.
A son lever, il regardait la fenêtre aux rideaux hermétiques, cherchant à deviner le temps qu’il faisait. Il interprétait le moindre rai de lumière, supputant ce qu’était la clarté extérieure.
Au bout d’un moment, il se levait, tombait à genoux et se mettait à prier. Sur un canevas immuable de supplications, il variait chaque jour le texte de ses implorations Tantôt il s’adressait familièrement au Seigneur, et tantôt il usait pour Lui parler d’un style ampoulé qui allait contre sa nature. Parfois, il ne disait rien, s’abandonnant, assis sur ses talons, à une méditation confuse dont il parvenait mal à se dépêtrer. Il tenait à son mysticisme, que des réflexions poussées ébranlaient. Il s’y accrochait comme à une bouée de l’âme, faisant ainsi « la part du feu » du surnaturel, cet être apparemment si fort se sachant d’une infinie faiblesse.
Léon avait surpris cette pratique spirituelle et regardait l’élan de foi de son ami par le trou de la serrure. Il l’admirait ardemment dans cette posture soumise ; lui, l’altier, lui, l’intraitable, prosterné devant la notion du divin, la chose le bouleversait. Léon n’avait pas la foi. Son dentiste de père macérait dans un athéisme benoît, et sa mère n’avait jamais prié que saint Antoine de Padoue lorsqu’elle perdait son dé à coudre (elle passait son temps à faire de la couture).
A toutes les heures de sa vie, dans tous ses gestes, à tous ses mots, Yvrard trouvait « l’Illustre » sublime, mais quand il le surprenait en prière, le divin nimbait son ami.
Ce matin-là, il le contempla longuement, au plus fort de ses dévotions, accroupi devant la serrure dans son pyjama rayé qui tant amusait Boris (« on dirait que tu joues La Cuisine des Anges »).
Lassef était tourné face à la porte et, au lieu de l’imploration coutumière, son visage exprimait la reconnaissance. Il remerciait Dieu, du plus profond de son être, de lui avoir accordé un nouveau succès (on pouvait même parler de triomphe) avec « Je m’appelle Naufrage du Titanic ». Un impeccable sans faute ! Critique chaleureuse, public délirant. Dix rappels à chaque représentation, son nom scandé tous les soirs !
« Tu peux effectivement dire merci, mon fumier ! Tu as le cul bordé de nouilles ! »
Au bout de dix jours d’exploitation, les Américains lui avaient acheté les droits, et ils avaient profité du jour de relâche pour aller signer à New York un mirifique contrat. Maintenant, Yvrard dormait chaque nuit boulevard Richard-Wallace. C’était lui qui régnait sur l’appartement. Lui qui y organisait une existence douillette à laquelle Boris avait pris goût, au point de ne plus sortir que pour les obligations incontournables.
Léon qui menait chez lui une vie si frugale, si schématique, déployait une rare ingéniosité pour charmer celle de « l’Illustre ». Il avait engagé un cuisinier italien déniché par le fameux avocat Sciclounoff de Genève (un épicurien de renommée internationale), et ce chef avait fait de la table de Boris Lassef l’une des premières de Paris. Deux fois la semaine, Léon y organisait des soupers fins en petit comité, auxquels il priait peu de convives, mais triés sur le volet : politiciens fameux, producteurs importants, directeurs de journaux, romanciers à la mode. Il n’invitait jamais plus de quatre personnes à la fois, afin de préserver le côté feutré. « Au-delà de six convives, prétendait-il, il y a fatalement deux conversations. »
Pour ménager toute susceptibilité, il ne conviait pas les acteurs à succès, mais seulement les actrices ; quand il « honorait » un comédien, il s’agissait toujours d’un garçon à la dévotion de Boris ou qui ne pouvait lui faire de l’ombre (un comique, généralement). Les deux jours de réception étaient le dimanche à dîner (le théâtre ne donnait pas de soirée) et le mardi à souper (il faisait relâche le mercredi).
Boris avait pris goût à ces repas délicats où la truffe et le caviar régnaient en maîtres. Léon lui apprenait le plaisir de traiter les grands de ce monde, donc de les dominer. Lassef jouait les monarques.
Yvrard était parvenu à le faire renoncer à son blouson d’astrakan pour ces capiteuses dînettes. Louis Féraud avait dessiné et confectionné pour le « Maître » d’autres blousons, en velours noir et bleu nuit, qui « l’habillaient » tout en préservant son image de marque « d’ouvrier du théâtre ».
Léon s’occupait également de sa vie sexuelle. La chose avait été plus délicate à organiser car Boris était dans le fond un pudique braillard.
Pour parvenir à ses fins, Léon avait doté la chambre de Boris d’une installation TV sophistiquée. L’écran mesurait un mètre et le système vidéo était d’un maniement facile. (Lassef répugnait à manipuler des appareils, quels qu’ils fussent. « Ils me trahissent », assurait-il.) Yvrard avait visionné à son intention une quantité de films « X » et sélectionné les moins niais. Il lui avait payé de ses deniers une vidéothèque comprenant les plus incontestables chefs-d’œuvre du cinéma signés Wells, Chaplin, Fritz Lang, De Mille, Ford, Fellini. Il leur avait adjoint une douzaine de cassettes pornos.
« — La recette miracle, mon Boris. Nous soupons avec une dame qui t’intéresse. Vers la fin du repas, je mets la converse sur le Septième art. « Comment ! Vous n’avez jamais vu Les Raisins de la colère ? Mais Boris va vous le projeter. »
« Tu mords la trajectoire, grand ? C’est moi qui prépare le coup. Tu peux même te faire tirer l’oreille pour davantage inspirer confiance. Et poum ! nous passons chez toi, j’enclenche la cassette. Au bout d’un instant, j’allègue un coup de turlu à donner et je vous laisse. La pénombre, ta chambre… A toi de jouer.
Si tu la trouves réticente à l’emballage, après Citizen Kane, tu dis plaisamment : « Dans un tout autre genre, il y a ça aussi qui n’est pas triste. » Et tu lui projettes « La Tsarine en folie » ou « Les Aventures d’une passagère clandestine ». Résultat garanti ! Dans le quart d’heure qui suit, la friponne est à ta dévotion.
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