Le portail de « La Garde de Dieu » tenait fermé par une chaîne pourvue d’un cadenas qui ne fonctionnait plus ; des gamins avaient dû le forcer pour aller jouer dans le parc (à moins que ce ne fussent des amoureux en mal d’isolement ?) et on ne l’avait pas remplacé.
— Bath, non ? s’exclama Boris en arpentant l’allée principale où les herbes folles s’en donnaient à cœur joie.
— Intéressant, convint Solard sans se mouiller.
Dans le matin clair, la demeure conservait son aspect solennel, mais paraissait moins lugubre. Elle était d’un gris sombre et bleuté, avec des plaques vertes, çà et là. Le « fromage » de plâtre entourant les fenêtres s’effritait, la marquise couvrant la porte principale était rouillée et l’on avait lapidé ses verres dépolis. Les volets de fer, initialement blancs, se marbraient du brun de la rouille.
— Tu comptes l’habiter ? demanda le décorateur.
— Je ne sais pas.
— Alors pourquoi l’achètes-tu ? Les affaires immobilières, c’est pas ton style !
Boris ne répondit pas. Avec une joie puérile, il sortit les clés de sa poche et, maladroitement, chercha celle du trousseau qui ouvrait la porte principale.
Une sale odeur de renfermé lui sauta au visage. L’avant-veille, il était attendu, aussi la « dame de l’agence » avait-elle aéré la bicoque avant son arrivée. Là, il fut incommodé par des remugles de cellier et de caveau. Se souvenant qu’il avait enjoint à sa femme de vivre en ces lieux, il éprouva des remords. On ne pouvait emménager à « La Garde de Dieu » avant d’y avoir pratiqué de gros travaux de réfection. Il commettait une folie en acquérant cette propriété.
Ils montèrent en file indienne à l’étage. On aurait dit des hommes de Justice venus instrumenter, si Solard n’avait été vêtu de gros velours râpé et d’une chemise garibaldienne.
— C’est là ! déclara théâtralement Boris en poussant la porte de la chambre tant convoitée.
Il entra et éprouva le même enchantement capiteux que la première fois.
— Tu comprends maintenant, Anatole ? Ça, ça ne s’invente pas !
L’artiste restait sur la réserve, renfrogné comme devant l’œuvre d’un confrère qu’on lui aurait donnée en exemple.
— Si c’est ton pied…, soupira-t-il.
— Qu’en pensez-vous, mes chéris ? demanda Lassef à son assistant et à Léon.
Les interpellés acquiescèrent. Ils comprenaient le coup de foudre de « l’Illustre » pour cette chambre. La pièce se chargeait d’un étrange climat, à la fois romantique et triste ; elle parlait d’amours mortes et c’est pourquoi elle servait le dessein du Maître.
— Quel pan sacrifies-tu ? s’informa Solard. Sur une scène de théâtre, un décor, fatalement, n’a que trois côtés.
— A Chaillot, il en aura quatre, assura Boris. Il se passe deux tableaux dans la chambre. Nous changerons d’angle au second.
— Le changement est rapide, n’oublie pas que c’est la fin de la pièce, objecta Anatole.
— Merci de me le rappeler, je ne l’avais pas remarqué, grommela Lassef. On emploiera la tournette. A toi de jouer pour qu’une des feuilles de ton décor soit équipée recto et verso, de manière à ce qu’il suffise de la basculer. Pour le premier tableau, je veux l’implantation principale de cette chambre, c’est-à-dire la porte, la fenêtre côté cour et, au fond, le lit. Pour le second, on sucre la porte. Le lit passe de l’autre côté, la fenêtre se trouve au fond et la coiffeuse côté cour ; ainsi aurai-je le lit en travers et au premier plan pour la scène finale, a capito ?
— C’est parti !
Solard déballa un appareil polaroïd d’un invraisemblable havresac.
— Dégagez, les artistes ! Je flashe à tout va !
Ils se placèrent dans le dos du décorateur. Boris s’agenouilla devant le mur et, sans peine, décolla le papier peint. Il tira lentement dessus, de manière à arracher une large languette qu’il contempla amoureusement ensuite devant la fenêtre, comme s’il s’agissait d’une œuvre géniale.
— Ah ! le temps, fit-il, en voilà un fameux décorateur. Regardez-moi ces effacements imperceptibles, ces légères taches fauves, ces auréoles… Tu vas devoir me reconstituer ça, Anatole. Il faut que je confonde les deux lorsque tu auras terminé. Une fois éclairé, putain ! Ce jus…
La griserie du travail ! Pascal le contemplait, admiratif, se disant qu’il faisait bon crever auprès d’un tel perfectionniste.
« Tu es grand, Boris. Superbe, sublime ! Tu n’en finis pas de m’éblouir. Quel bonheur que tu aies évincé cette pécore ! Tu ne peux former un couple avec personne parce que tu es unique. Aucune femme ne tiendra jamais près de toi. Il te faut des maîtresses, pas des épouses, monarque sans reine ! »
Léon devait glousser à force de jubilation, car Pascal se tourna vers lui d’un air surpris. Yvrard lui sourit. Bon petit gars. Chien fidèle du Maître. Membre de la conspiration de dévotion, du cénacle d’amour fervent.
— Bon Dieu ! taillez-vous un moment, vous me gênez ! gueula Anatole Solard. Vous tenez à être sur la photo, comme le bon et le mauvais larrons ?
En riant, ils lui laissèrent le champ libre.
— Tu devrais en profiter pour visiter « ta » maison, conseilla Léon à Boris.
Boris connaissait déjà les chambres pour les avoir inspectées au pas de charge. Le rez-de-chaussée le laissa pantois car il ne s’attendait pas à pareille désolation. Léon l’avait prévenu : la cuisine était lépreuse et le salon sinistre avec ses monstrueux canapés Louis XIV, ses glaces aux immenses cadres dorés dont l’étamage partait, ses tapis dramatiques qui souffraient d’inguérissables pelades, et ses portraits à l’huile montrant des personnages rébarbatifs aux regards courroucés.
— Tu es toujours sûr de vouloir acheter ? demanda Léon.
Malgré la commission qu’il devait discrètement empocher, il espérait faire renoncer Lassef à cette acquisition qu’il jugeait folle.
Sans répondre, Boris s’assit dans un fauteuil ressemblant à un trône pour roi nègre.
— Un bon million de réparation pour rendre cette maison habitable, déclara Pascal, lequel établissait les devis des spectacles montés par Boris.
— Qu’est-ce qu’on entend ? fit ce dernier, la tête penchée.
Ils dressèrent l’oreille et décelèrent une sorte de ronflement lointain ponctué d’une très légère trépidation.
— On dirait un générateur, nota Jean-Louis Pascal. Ça ne viendrait pas de la cave ?
— Je vais voir, décida Léon.
Sur ces entrefaites, Solard appela « l’Illustre » pour lui dire qu’il avait achevé ses photos et qu’il avait des renseignements à lui demander.
Boris et son assistant remontèrent à l’étage tandis qu’Yvrard, au contraire, descendait au sous-sol.
Dans la pénombre suintante de la cave, Léon se rendit compte que le bruit qui les avait intrigués provenait de l’extérieur. Un soupirail ouvert indiquait qu’il émanait de l’arrière de la maison.
Il remonta les marches de pierre et sortit par la porte vitrée de la cuisine. Depuis l’étroit perron, il avisa le garage. Une allée de ciment, partant du terre-plein de la façade principale, contournait la demeure pour y donner accès. Léon constata avec stupeur qu’une fumée noire s’échappait des interstices de la double porte. Il dévala le perron et pressa le pas jusqu’au garage. C’était une construction bête et sans grâce, au toit plat, bâtie bien après la maison. Le ronflement s’échappait de ce méchant hangar. Il ouvrit l’un des panneaux de la porte et recula. Le local était empli de fumée d’échappement. Un âcre nuage sombre l’enveloppa, qui le fit reculer.
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