Elle rangea soigneusement ses vêtements dans les penderies, emplit la salle de bains de ses objets de toilette, après quoi elle s’allongea sur le lit. Sa stupeur prenait le pas sur le chagrin. Elle était éberluée par la brusque décision de Boris. Ils venaient en somme de se séparer en un instant. Rien, au cours des jours précédents, ne pouvait présager une chose aussi effarante. Certes, il marquait une continuelle irritation à son endroit, une sorte d’agacement, de maussaderie qui créait une fâcheuse tension, mais de là à envisager une telle issue !
Elle le croyait quand il prétendait n’aimer aucune autre femme. Si ce n’eût pas été le cas, il l’aurait dit sans hésitation car Lassef « balançait » tout ce qui lui passait par la tête. Il maniait le cynisme de la franchise comme un fouet. Nadia avait beau se perdre en perplexité, elle ne comprenait pas comment leurs vingt années d’union tournaient court. Il s’agissait sûrement d’une érosion imperceptible. Les termites de la routine avaient grignoté leur mariage et, brusquement, à une période de tension un peu forte, tout cédait !
Le bras replié sur les yeux, elle tenta de comprendre ce que serait son futur mais n’y parvint pas. Depuis qu’elle connaissait Boris, elle vivait pour lui et par lui. Aucun autre homme, jamais, n’avait éveillé son intérêt. « L’Illustre » régnait. Il n’était pas seulement SA vie, mais LA vie. Il avait empli l’univers de sa présence, comme ces plantes d’appartement qui emplissent de leurs racines le pot qui les héberge. Hormis Lassef, RIEN n’existait, pas même son vieux père. Boris représentait son destin, l’enfant qu’elle n’avait pas, et, plus que tout, sa vérité . Elle le vénérait.
Vivre sans lui ne pouvait se concevoir.
* * *
— Tu sais, Momone, je crois que nous tenons le bon bout, fit Léon. Ça craque, boulevard Richard-Wallace ; nous avons franchi le stade des lézardes, à présent on va à la dislocation !
Il rit aigre. Fut frappé par la sonorité incongrue de ce ricanement et, en cabot incorrigible, alla le répéter devant une glace. Il trouva qu’il ressemblait à De Funès dans l’Avare.
— Bon, maintenant que tu as bouffé, je vais en faire autant, déclara-t-il en rangeant le matériel ayant servi à alimenter l’infirme.
Quand ce fut fait, il ouvrit une boîte de petits pois à la cuisine, saupoudra son contenu de sucre et retourna auprès de sa femme. Il ne craignait pas la frugalité et se sustentait médiocrement quand il se trouvait seul. Il mangeait les petits pois à la cuiller, sans s’être donné la peine de les faire chauffer. Pour Léon, la nourriture, c’était soit Bocuse, Savoy, Lasserre, soit un sandwich. L’idée ne lui serait jamais venue de se faire cuire des œufs (sinon durs parce qu’on peut les manger à la main).
Il touillait misérablement dans la boîte afin de bien mêler le sucre aux petits pois. Comme toujours, il retardait le moment de donner la lumière pour profiter du flamboiement de la rue. Des enseignes allumaient des traînées rouges et bleues au plafond. Comme ils habitaient le premier étage, les phares des voitures mettaient dans le logis d’étranges fulgurances engendreuses d’ombres équivoques.
— Je viens encore de réaliser une bonne affaire, Momone. Un pour cent de sept millions et demi, tu sais combien ça fait, ma poule ? Soixante-quinze mille balles ! Un jour, tu verras, nous serons riches.
Il s’emplit la bouche de petits pois sucrés. Des extra-fins ; il en raffolait.
Un coup de sonnette retentit, interrompant sa mastication. Léon pensa qu’il devait s’agir de la concierge et alla ouvrir, tenant sa boîte à la main.
Il fut stupéfait de trouver Nadia sur son paillasson et se hâta d’allumer l’électricité.
— Si je m’attendais ! s’exclama-t-il. Qu’est-ce qui t’arrive ?
Il la fit entrer. Nadia Lassef n’était jamais revenue dans l’appartement depuis l’accident de Simone. A la vue de la paralytique prostrée, elle s’arrêta, impressionnée. Cet être désert, sanglé dans une chaise roulante, près de la fenêtre, effrayait par sa totale immobilité et son absence d’expression. Simone était squelettique et ses cheveux grisonnaient. Ses mains cireuses et décharnées évoquaient la mort.
Nadia n’arrivait pas à détacher son regard de cette vision funèbre. Elle murmura un « Bonsoir Simone » stupide et se tourna vers Léon. Elle réalisa en voyant la cuiller plantée dans la boîte de petits pois qu’il était en train de manger. Le spectacle d’Yvrard, bouffant comme un clodo auprès de sa femme insensible, donnait envie de hurler comme un chien, la nuit.
— Je vous dérange, balbutia Nadia.
Il sourit.
— Elle, sûrement pas ; quant à moi, ta visite me fait plaisir. Comme tu peux le constater je manque un peu de compagnie. Assieds-toi.
Elle choisit un fauteuil qui lui permettait de tourner le dos à Simone.
Léon prit place en face d’elle.
— Des problèmes ?
— Comme si tu l’ignorais.
— Qu’est-ce que je suis censé ne pas ignorer ?
— Sais-tu pourquoi Boris achète cette maison de Versailles ?
— Oui, dit Léon, parce qu’il est fou. L’une des chambres l’a bouleversé et il veut que Solard la reconstitue sur la scène de Chaillot pour le dernier tableau de sa pièce. Au lieu de demander gentiment à l’agence la permission d’aller croquer la piaule en question, lui il achète carrément la baraque.
Il rit :
— Votre hérédité russcoff, à vous autres, c’est quelque chose.
Sa plaisanterie tomba à plat. Nadia ne réagit pas. Elle déclara :
— Il achète cette maison pour m’y enfermer.
— Qu’est-ce que tu racontes !
— Il me l’a dit, après ton départ. Il exige que j’aille me claquemurer dans cette bicoque. Tu as gagné, Léo, tu vas avoir le champ libre.
Yvrard masqua sa joie sous une mine soucieuse.
— Il a dit ça parce qu’il était de mauvais poil. Son nouveau spectacle semble le tourmenter davantage encore que les autres.
— Non, Léon. Il a dit ça parce qu’il en a marre de notre union. Ta baraque versaillaise est le sas de notre séparation. Si j’acceptais sa proposition, au bout d’un certain temps, nous passerions au divorce.
Sa voix fit un couac ; elle faillit éclater en sanglots, se contint de justesse.
— Après tout ce que nous avons vécu ensemble, parvint-elle à ajouter.
Léon eut une flambée de colère.
— Vous avez fait quoi ensemble, imbécile ? L’amour et des camomilles ! Tu as été pendant vingt ans la petite sentinelle de sa gloire. Tu regardais les évolutions de ton trapéziste, assise sur le bord de la piste et tu n’applaudissais même pas, tant tu es réservée, digne fille du grand Fedor jamais content ! Tu l’attendais à la maison, voire dans sa loge à la rigueur, avec un maillot de corps propre et une serviette-éponge pour essuyer le dos trempé de l’athlète.
« T’es-tu jamais enflammée, ce que j’appelle s’enflammer, pour ses projets ? Penses-tu : bien trop prudente ! Des objections, ça à la pelle ! Tu es une rogneuse d’ailes, Nadia. Boris, lui, est un génie qui a besoin d’une continuelle stimulation de ses proches. Il faut l’ovationner avant qu’il ouvre la bouche, pour le mettre en confiance. Si tu savais ta gueule dans nos moments d’enthousiasme ! On était là, à crier d’allégresse pour des riens, à battre des mains comme des mômes, et toi, connasse, tu restais sur ta putain de réserve, attentive et soucieuse. Peut-être est-ce ainsi qu’on doit aimer un médecin ou un magistrat, mais sûrement pas un artiste. Tu croyais lui apporter « l’équilibre », ma belle, tu le faisais seulement chier. Lorsqu’on est Boris Lassef, la voix de la raison, tiens, fume ! Quand on a un feu d’artifice dans l’âme, l’indifférence ressemble à une petite pluie aigre.
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