« T’as jamais été autre chose que les giboulées de sa vie. Sais-tu pourquoi je lui suis devenu indispensable ? Parce que je partageais ses délires. Et je te jure que je ne faisais pas semblant. J’ai toujours été sincère. Je l’aime, moi. Je veux vivre sa folie. Je ne lui fais des objections que pour lui fournir le plaisir de me convaincre. »
— J’ai l’impression que tu me tues, balbutia Nadia en baissant les yeux.
Il ne fut pas touché par ce désespoir. Au contraire, une méchanceté profonde le soutenait.
— Tu es venue ici pour autre chose ? demanda-t-il.
— Non.
— Ben alors…
Il alla remettre le vieux plaid malodorant et souillé sur les genoux de Simone. Elle le regarda agir en songeant que Léon n’était pas ainsi avant l’accident de sa femme. Certes, il se montrait déjà trop présent, pique-assiette, courtisan, mais sans passion excessive. Malgré la cruauté dont il venait de faire preuve vis-à-vis d’elle, elle le plaignit. Son obstination à vivre auprès d’une épouse réduite à l’état de plante avait quelque chose d’inhumain, d’indécent. Elle comprenait confusément qu’il eût tout reporté sur un être qu’il admirait et aimait depuis longtemps.
Yvrard surprit le regard de Nadia.
— Je sais ce que tu penses, assura-t-il. Tu te demandes pourquoi je m’occupe de cette malheureuse, alors que sa place est dans une maison spécialisée, n’est-ce pas ? Par amour ? Tu gèles ! Momone ? Un simple épisode de ma pauvre existence. Par devoir ? Mon cul. Il faut que je te confie la vérité, Nadia. Oui, à toi toute seule. Tu te rappelles les circonstances de son accident ? Elle se trouvait en compagnie d’un industriel d’Orléans, et aucune enquête n’a pu indiquer qu’ils se connaissaient avant de s’éclater la gueule. Il m’est arrivé, tu sais quoi ? D’engager un détective privé. Chou blanc ! The mystère. Eh bien, il me tient compagnie, ce point d’interrogation. Il m’obsède. Je refuse de crever sans savoir.
« Voilà pourquoi je la garde avec moi. Contre toute vraisemblance, j’espère qu’un soir elle me dira la vérité. Il se passera un truc, un déclic dans son cerveau naze, et elle prononcera les deux mots révélateurs. Deux mots, Nadia ; peut-être même un seul qui me permettra de comprendre.
« Curieuse situation, non ? Lorsque tu es entrée, tout à l’heure, tu as eu un regard circulaire, tu paraissais perdue parce que l’appartement est devenu méconnaissable. La raison ? Nous n’utilisons plus que quatre mètres carrés, ici, devant la fenêtre. Deux mètres pour elle, deux mètres pour moi. Des serre-livres. Ensuite, chacun sa paillasse. »
Elle se mit à pleurer doucement.
— Tu dois être malheureux, chuchota Nadia.
— Moins que toi. Moi, j’ai Boris, toi, il ne te reste que ton papa sénile pour continuer ta route.
Il déglutit.
— C’était suicidaire de venir chez moi.
— Il y a un moment où le condamné ne peut plus parler qu’à son bourreau.
— Jolie réplique ; Boris l’aimerait. A part cela, qu’est-ce que je peux encore te sortir d’ignoble ?
— Je suppose que tu as dit l’essentiel.
— Pas sûr. En cherchant bien…
Elle lui sourit.
— Laisse, je m’en contenterai pour ce soir. Intéressant, cette haine qui nous unit. Tu veux bien me donner l’adresse de la fameuse maison ?
— Tu comptes vraiment l’habiter ?
— Je peux toujours aller regarder à quoi elle ressemble.
— A un fantasme, assura-t-il. Elle a un joli nom, con et conventionnel à souhait : « La Garde de Dieu », et elle se trouve Allée des Ducs.
— Merci.
— Tu espères un revirement de Boris ?
— Je n’espère rien. Tu me permets d’utiliser tes toilettes ?
— Je t’en prie. Tu te rappelles où elles se trouvent ?
Elle saisit son sac à main et quitta la pièce.
Léon reprit sa boîte de petits pois et voulut se remettre à manger, mais sa méchanceté l’avait essoufflé. Il la posa sur le sol, près de la chaise d’infirme, et s’abandonna à un contentement louche, sachant déjà qu’il aurait du mal à s’endormir plus tard.
Quand Nadia réapparut au bout d’un moment, elle lui sembla détendue.
« L’espoir, ce foutu espoir ! Tu te persuades que les choses vont s’arranger, ma garce. Tu t’imagines que « l’Illustre » va courir te chercher. Penses-tu ! Il est en train de s’enivrer de liberté ! Quand on y goûte, après vingt ans de grisaille, on ne peut plus s’en passer. »
— Il y a longtemps qu’il aurait dû te larguer, déclara froidement Léon. Ce qui, au fond, l’en a empêché, c’est qu’il n’a pas rencontré d’autres femmes. Boris n’est pas porté sur l’amour. Il n’aime que la baise, et encore : sous conditions. Les grands sentiments, lui, c’est sur scène que ça se passe.
— Enfin, l’essentiel pour toi est que la chose se soit produite, dit Nadia.
Elle ajouta :
— Au revoir, Simone, et partit.
Ils étaient quatre dans la Volvo : Boris, Léon (qui la pilotait), Jean-Louis Pascal et Anatole Solard, le décorateur.
Personne ne parlait. Pascal flottait dans des brumes amères. Il ressemblait à un rat triste. Il se sentait faible et songeait à la mort qui finirait bien par avoir gain de cause. Sa foutue maladie de reins le minait et gagnait du terrain. On envisageait une transplantation pour bientôt ; il aurait dû cesser ses activités pour s’y préparer le mieux possible, mais il préférait une belle agonie avec Lassef que de croupir dans son mal.
Chose normale, Boris et Léon songeaient à Nadia en même temps. Boris s’étonnait qu’elle soit si aisément sortie de sa vie. Il y pensait comme on évoque un pan du passé qui ne vous émeut pas. Il avait la rassurante certitude que tout était terminé entre eux et se prenait à croire qu’elle l’avait plus encombré qu’assisté. Une potiche ! Brisée, désormais. Il n’entrevoyait aucune perspective d’avenir bien que la silhouette blonde de Geneviève Valéry traversât son esprit en lumineuses fulgurances. La veille, il l’avait prise dans le bureau avec impétuosité. Cette étreinte différait de toutes celles qu’il avait pratiquées jusqu’alors. Cela avait été intense et doux et voluptueux. Il devait se méfier. Surtout se préserver des servitudes de l’amour, éviter de s’embarquer dans cette galère dorée au moment où il assumait un nouveau spectacle.
Tout en conduisant, Léon ressassait la scène de la veille avec Nadia. Après réflexion, il avait décidé de n’en pas parler à Boris. L’affrontement lui laissait une mauvaise impression de honte. « Cette haine qui nous unit », avait-elle jeté. La formule le troublait. Il s’agissait bien de haine, en effet. Une haine naturelle, pétrie de jalousie et de mépris. Pourquoi les unissait-elle ? Parce qu’elle les rapprochait davantage encore de Boris. Elle intensifiait le culte que chacun vouait à « l’Illustre », lui donnait plus de prix.
— Ah ! que je vous dise, patron, fit soudain Pascal, j’ai téléphoné hier soir à Éliane Forban, elle est d’accord pour jouer le rôle de Maud.
— Elle ne l’a pas lu !
— Je lui ai résumé la pièce et donné lecture de sa scène ; ça lui plaît. Elle sera parfaite.
— J’ai décidé de garder la petite Valéry, coupa Lassef.
Pascal lui jeta un regard stupéfait. Il savait l’intransigeance professionnelle de Boris et ne pouvait croire qu’il prenne le risque d’accepter une erreur aussi flagrante de distribution.
Lassef gardait le visage braqué en direction de l’autoroute. Devinant l’étonnement de son assistant, il ajouta :
— Elle s’en sortira très bien.
Question classée. Pascal n’insista pas. Pourtant cette volte le laissait perplexe. Il aurait voulu demander à Lassef s’il avait eu une explication avec la jeune comédienne, mais se retint, subodorant confusément la vérité. Jamais Boris n’avait marqué la moindre inclination pour une actrice. Race maudite, prétendait-il ; race de sorcières. A utiliser avec précaution, comme un médicament !
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