Il s’appelle Nick. Ce n’est pas elle qui a trouvé ce nom-là. C’est Simon, quand il a apporté le chien. Il a dit seulement : « Il s’appelle Nick. » Il était encore si petit qu’il ne tenait pas bien sur ses pattes, et il faisait tout le temps sous lui, sur la moquette. Liana l’aimait bien quand même, elle aurait voulu lui donner un petit nom doux et sucré, mais Simon avait dit qu’il s’appelait Nick, voilà tout. Alors elle a accepté le nom, et puis ça sonnait plutôt bien pour un chien-loup. Quand Liana regarde Nick, il n’y a pas de déclic au fond d’elle, et elle peut se ressouvenir de ce temps-là, sans que ça lui fasse mal. Mais il faut qu’elle pense seulement au chien, à rien d’autre, sinon, il y a ce vertige, comme un vent qui tourne dans sa tête, un vent qui vide, qui paralyse.
Nick est un grand chien-loup au poil blanc et gris, avec un collier de poils noirs, et une queue gris sombre. Il a le bout des pattes blanc, des sortes de grains de beauté sur chaque joue, de longues moustaches raides et des taches noires au-dessus de chaque sourcil. Il a des yeux jaunes marqués d’une pupille très noire, qui vous fixe droit au fond des yeux jusqu’à ce que vous soyez obligé de détourner votre regard. C’est son regard que Liana essaie d’imaginer maintenant, et, sans qu’elle s’en rende compte tout de suite, ce sont les yeux de Simon qui apparaissent, jaunes aussi, durs, insistants, avec cette petite étoile de lumière qui brille au centre des pupilles et les rend encore plus noires. Les yeux la regardent longuement, et le silence à l’intérieur du mobile home est si intense que le vertige creuse son puits, insoutenable. Pourquoi est-ce que les yeux la regardent comme cela, si longtemps ? Elle pense qu’ils essayent de voir à l’intérieur d’elle, d’aller tout au fond, pour la brûler, pour la tuer. Alors elle sent les deux aiguilles noires des yeux qui la transpercent, et elle pousse un cri.
Le chien-loup s’est encore redressé, il la regarde, la moitié de son corps en alerte. Puis, comme elle ne dit rien, comme elle ne bouge pas, il se rassure, il relâche peu à peu ses muscles. Mais sa tête ne se repose pas sur le tapis, entre ses pattes. Ses yeux jaunes restent grands ouverts.
« Ce n’est rien, Nick, ce n’est rien », dit Liana. Elle s’aperçoit qu’elle a à peine la force de murmurer, et c’est comme un mensonge, parce que tout son corps est agité de tremblements, et que la sueur mouille son front, son dos, le creux de ses mains.
Quelle heure est-il ? Une heure, peut-être plus ? Si la télévision marchait encore, elle pourrait voir si les informations sont déjà passées. Mais le poste s’est démoli la semaine dernière, il a brûlé d’un seul coup en faisant une fumée suffocante.
Pourtant, il n’est sûrement pas plus d’une heure, parce que l’autoroute, là-bas, au bout du terrain vague, n’a pas encore recommencé à faire son bruit. Quand on approche de deux heures, on entend les grondements des moteurs, surtout les poids lourds. Maintenant, ils sont encore arrêtés à l’entrée de la ville, là où il y a les cales et les postes d’essence. Ils mangent, tous les gens mangent. Liana pense tout d’un coup qu’elle n’a presque rien mangé depuis hier soir. Elle a eu faim, tout à l’heure, et puis maintenant c’est passé. C’est toujours comme cela, maintenant, depuis que… Elle a faim, et l’instant d’après elle a mal au cœur. Peut-être que c’est à cause du bébé ? Peut-être qu’elle devrait aller voir un médecin, comme le lui dit l’assistante sociale, la jeune femme pâle qui a des lunettes ? Mais elle n’aime pas les médecins. Ils veulent toujours toucher, examiner, ils veulent toujours savoir… Si elle va voir un médecin, il va sûrement poser des questions, et ses yeux brilleront. Les gens aiment tellement poser des questions. Ils ont des yeux qui brillent, et avec leur bouche humide ils parlent, ils disent des choses, ils demandent des choses, ils veulent savoir des noms.
Nick, lui, ne parle pas. Il ne demande rien. Il sait rester des heures, des jours sans bouger, rien qu’à écouter et regarder, sans faire de bruit.
C’est le silence qui est partout. Liana sent le silence à l’intérieur d’elle, le silence qui ne finit pas. Au-dehors, dans l’air torride, dans la lumière, les arbres sont immobiles. Ce sont des arbres maigres au feuillage terne, des eucalyptus, des lauriers, quelques pins, des palmiers. La terre est blanche, cailloux et poussière. Mais Liana n’a pas besoin de regarder au-dehors. Le silence qui est partout est aussi en elle, et ça fait un regard qui balaie l’horizon, comme le faisceau d’un phare, qui scrute tout.
Il y a si longtemps qu’elle n’est pas sortie. Deux jours, trois jours ? Dans le mobile home surchauffé il n’y a rien qui arrête le temps, rien qui retienne le passage des heures, des minutes. La pendule électrique est arrêtée ; sans doute la pile qui est usée, mais Liana ne pense même pas à la remplacer. À quoi cela lui servirait-il ? Elle ne saurait même pas la mettre à l’heure, et puis est-ce qu’elle s’occupe de l’heure ? Elle regarde seulement la lumière changer de couleur à l’intérieur du mobile home. Le matin, la lumière est pâle et claire, un peu grise. Plus tard, quand la chaleur monte au-dehors, elle devient jaune, brutale, elle fait mal, et Liana plisse les yeux pour la regarder. Après, c’est la lumière oblique, chaude, où on voit des grains de poussière flotter comme des moucherons. Après encore, c’est la lumière orange, douce, très calme, la lumière fatiguée de la fin du jour, et cela se transforme peu à peu en voile mauve du crépuscule. Puis ça devient gris, mais pas gris comme au matin, d’un gris qui s’éteint petit à petit, couleur de cendres. Même quand il fait tout à fait nuit, il y a encore de la lumière qui entre dans le mobile home : c’est la lueur triste des réverbères, là-bas, sur la route, et la brume rosée des éclairages de la ville. De temps en temps, il y a les faisceaux mouvants des phares d’une auto. On peut rester des heures à regarder la lumière passer sur les murs du mobile home, et les reflets courir sur la moleskine verte de la banquette, sur la table vernie, sur le tissu à fleurs des rideaux.
Liana bouge le moins possible. Elle est lourde, très lourde. Quand elle marche, ses genoux cèdent parfois, elle manque de tomber par terre. C’est comme si elle avait quelqu’un assis sur ses épaules. Quelquefois elle pense à Simon, elle sent le poids de son corps sur le sien, et elle se secoue avec colère pour le faire tomber. Mais le poids inconnu ne s’en va pas, ne la quitte jamais.
Alors elle préfère ne pas bouger. Elle reste assise, tantôt sur la banquette, près de la fenêtre, tantôt sur une chaise, les coudes appuyés sur la table.
Où est-ce qu’elle pourrait aller ? Partout, là, et ailleurs aussi, c’est la même terre blanchâtre, le sable, les cailloux pointus, la terre âcre et éblouissante. Partout il y a ces arbres maigres, ces eucalyptus, ces lauriers, ces palmiers rongés de soleil. Le long des routes il y a les platanes, et les aloès au bord du fleuve. Eux ne bougent pas, c’est vrai. Les arbres et les aloès restent où ils sont nés, dans la terre sèche qui les enserre, sous le soleil qui les brûle.
Mais les autres, les hommes. Ils sauraient vite la retrouver, elle ne pourrait pas leur échapper. Les hommes, les femmes, qui s’agitent tout le temps, qui vont et viennent dans leurs autos, les motards casqués, là-bas, sur toutes les routes, et les camions sur les autoroutes. Eux, ils savent où ils vont, ils n’ont pas peur de se perdre, ils n’attendent pas. Liana sait qu’ils peuvent venir, à chaque instant, l’emmener, l’emporter dans leurs prisons. Ils la cherchent, chaque jour, les médecins, les policiers, les assistantes, les conducteurs d’ambulances. Liana a peur d’eux, de leur bruit, de leur vitesse. Sans cesse ils courent les rues sur leurs machines, le bruit de tous leurs moteurs s’unit et ronfle au-dessus de la ville comme le bruit d’une cataracte.
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