J’aimais voir la petite fille vêtue de noir, chaque fois que je revenais du lycée, ou les samedis et dimanches, quand je pouvais flâner dans les rues du quartier. Pourtant, pas une fois je ne me suis interrogé sur elle, pas une fois je n’ai cherché à savoir ce qu’elle faisait, quand elle n’était pas debout dans l’allée étroite de l’immeuble. J’aurais dû lui poser des questions, lui demander ce qu’elle aimait, ce qu’elle voulait, guetter les réponses dans ses yeux, écouter battre son cœur, serrer ses mains d’enfant, essayer de donner quelque chose, de partager quelque chose. Mais je crois que pour moi, au fond, elle n’existait pas. Elle était un fantôme, une apparition, toujours à la même place absurde, au bord de ce boulevard d’enfer grondant de camions et d’autos, dans le froid cruel et dans la solitude de ce couloir, au pied des grands immeubles, devant les soupiraux des sous-sols desquels elle s’était échappée quelques instants, à la manière des prisonniers qu’on aère dans les cours vides des bâtiments carcéraux. Je crois que pour moi elle était un rêve, déjà, magique et mystérieux, une image ensorcelante et fragile, mais exilée de toute vie réelle, avec cette tristesse et ces secrets que les vivants ne peuvent pas percevoir. Saltimbanque, comme cette autre petite fille que je voyais alors, chaque saison de Noël, sur la grande place battue par les vents, maigre et bleuie dans son collant pailleté, et qui se contorsionnait devant son père, un drôle de sourire crispé sur son pauvre visage sans enfance. Mais moi je ne savais pas voir cela, je ne pouvais pas le comprendre. Ce que j’aimais, c’était le rêve justement, cette image noire et fiévreuse, ce regard attaché au mien avec une intensité qui me troublait et m’amusait à la fois, ce regard d’animal sauvage que je découvrais, et qui ne ressemblait à rien de ce que le monde réel pouvait me montrer, ce regard qui était amour et mort, désir, crainte et savoir déjà, fierté et dédain déjà, peut-être…
Je me souviens maintenant, du fond de cette salle immense, vide, effrayante, sous le regard de cette jeune femme inconnue qui efface le monde, je me souviens de chacun de ces instants que je croyais oubliés. Un après-midi avant l’été, un jour de grand vent et de ciel bleu, un dimanche certainement puisque je n’étais pas enfermé dans la prison du lycée, je suis allé jusqu’à la grande maison blanche, jusqu’à l’allée de graviers. Il n’y avait pas la chaise de paille, et je crois bien que j’ai eu un pincement au cœur, en pensant qu’elles n’étaient plus là, qu’elles étaient parties, l’horrible vieille et la fée vêtue de noir. J’ai marché sur l’allée de gravillons, en essayant d’empêcher les semelles de mes tennis de crisser. De quoi avais-je peur, comme aujourd’hui ? Ce n’était peut-être pas la peur, mais la solitude, dans cette journée, avec ce ciel immense et vide, comme ici, dans cette salle, et le va-et-vient obsédant des autos sur le boulevard, et ces fenêtres aveugles des immeubles, au-dessus de moi, ces fenêtres au regard aveugle. Comme j’approchais de la porte du sous-sol, tout à coup elle est apparue, devant moi. La lumière brillait sur ses cheveux et dans ses yeux, et pour la première fois, elle souriait, et son visage exprimait la liberté, une sorte de joie sauvage. C’était une expression si forte, si brûlante dans ses yeux que je ne pouvais pas soutenir son regard. Alors elle n’était pas une enfant. Elle était une femme vraiment, elle venait à moi comme une femme, belle, libre, désirable. Elle a marché jusqu’à moi, elle m’a touché de ses mains, et pendant un instant nous sommes restés immobiles, dans le vide du vent, au milieu de l’allée en gravillons. Je n’ai plus jamais ressenti cela nulle part, cette impression d’avoir perdu mon apparence, d’être devenu un pur regard, un désir. Puis quelque chose s’est rompu. J’ai senti la crainte, à nouveau, non plus la solitude, ni le vide, mais la crainte d’être dérobé, de devenir un autre, de changer mon destin. J’ai dû reculer, et elle, l’enfant vêtue de noir, elle a dû sentir ce froid qui était en moi, qui gagnait. Elle m’a dit des mots, elle m’a parlé de sa voix un peu rauque de petite fille émue, qui faisait battre mon cœur et me rejetait dans la honte. « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous voulez ? » Son regard tout à coup assombri m’interrogeait avec insistance, cherchait au fond de moi la vérité. Mais moi je ne voulais pas la lui dire. Je pensais seulement que j’allais partir, rejoindre les camarades de classe qui m’attendaient sur les quais pour une partie de ballon, ou bien monter l’escalier jusqu’à l’appartement de ma grand-mère et m’enfouir dans un fauteuil pour lire les dictionnaires en écoutant les bourrasques et en regardant la lumière du soleil. « Elle n’est pas là aujourd’hui, elle ne reviendra pas avant ce soir. » La petite bohémienne parlait encore, et l’émotion faisait ressortir son accent étrange, sonore, maladroit. « Mais moi, je ne peux pas rester, je dois — » Je voulais dire quelque chose, et je ne pouvais pas trouver de raison valable. Cela n’avait plus de sens. Elle m’a regardé tandis que je reculais, l’ombre creusait ses orbites comme celles de la mort. Alors d’un seul coup je suis parti, en marchant d’abord, puis, de plus en plus vite, en courant, éperdu, essoufflé, la tête résonnant des coups de mes pieds sur le trottoir du boulevard. Je ne sais pas où je suis allé, je ne me souviens plus où j’ai erré, cet après-midi-là, dans les rues vides entre les jardins des villas. Plus rien de tout cela n’existe aujourd’hui, tout s’est effacé. Quelque temps après, on a démoli l’immeuble vétuste dont les bohémiens avaient squattérisé le sous-sol. Quand j’ai demandé timidement au contremaître du chantier, il a seulement haussé les épaules. « Où ils sont partis ? Comment voulez-vous que je le sache ? ils sont allés ailleurs, n’importe où. Ces gens-là, ça ne reste pas longtemps au même endroit. » Je n’ai pas revu la petite fille en noir, ni sa grand-mère au regard méchant. Le temps les a englouties, et les mouvements de ma vie les ont effacées de ma mémoire.
Jusqu’à cette nuit, où elles ont apparu à nouveau, brièvement. Alors la jeune femme s’est arrêtée devant moi, elle m’a regardé. Puis d’un seul coup, elle a détourné son regard, avec une expression cruelle de dédain et de colère. La grande salle vide résonnait à nouveau des brouhahas des noceurs. La musique jouait un air faussement enjoué, une rumba qui creusait un vertige dans mon corps. Entre les tables, la vieille femme au panier de roses et la jeune femme vêtue de noir glissaient très vite, disparaissaient. Un instant encore, comme dans un rêve, j’ai vu leurs silhouettes devant la porte, puis elles se sont engouffrées dans la nuit.
D’abord, je voudrais vous dire qui était Zobéïde, comme elle était belle, unique. Mais au moment de le dire, je ne sais plus très bien par où commencer. Je ne me souviens plus comment je lui ai parlé pour la première fois, ni de ce qu’elle m’a dit. Je me souviens seulement du jour où je l’ai vue, sur la petite place au-dessus de la rue Rossetti. Maintenant, tout a changé, la rue où j’habitais n’est plus la même, les immeubles vétustes ont été ravalés, on en a chassé les gens pour vendre les appartements à des Allemands et à des Anglais. Maintenant, il y a des magasins nouveaux, qui vendent des choses bizarres comme des tapis persans ou des dentelles normandes, de l’encens, des bougies parfumées. Les escaliers où les enfants jouaient en poussant des cris stridents, les passages, les cours où séchaient les draps, tout cela est différent, peut-être parce que Zobéïde n’est plus là. Elle a disparu, non seulement du présent, mais aussi du passé, comme si on l’avait effacée, comme si elle s’était jetée du haut d’une falaise, ayant fait un trou dans le ciel de tous les jours, du haut d’un immeuble, dans le bleu brûlant pour disparaître ainsi que les oiseaux, qu’on ne trouve presque jamais morts dans la rue.
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