La nuit commençait. Après la chaleur étouffante du jour, les lumières des fusées, les bruits de la foule, et ce combat terrible sur la plage, dans le noir, les visages grimaçants, les éclats de lumière des fusées, les sifflements, les cris, la nuit apportait la paix, il me semblait que j’étais d’ailleurs, très loin, dans un pays étranger, que j’allais pouvoir tout oublier de cette ville, les ruelles, les regards des gens, tout ce qui me retenait, me faisait mal. Je sentais un frisson, mais ce n’était pas le froid, c’était la peur, et le désir. Il y avait la lumière de la ville, une sorte de bulle rouge qui recouvrait la terre devant nous. Je regardais le visage de Zobéïde, son front, ses lèvres, l’ombre de ses yeux. J’attendais quelque chose, je ne savais quoi. Je l’ai entourée avec mon bras, j’ai voulu attirer son visage, mais elle s’est écartée de moi. Elle a dit seulement, je crois, « non, pas comme ça, pas ici… » Elle a dit : « Qu’est-ce que tu veux ? » C’était moi qui lui avais posé la question, avant. « Rien, je ne veux rien. C’est bien d’être ici, de ne rien vouloir. » Il me semble que j’ai dit cela, mais peut-être que je l’ai rêvé. J’ai peut-être dit encore : « C’est bien, on a tout le temps, maintenant. » On dit tant de choses dans une vie, et puis ce qu’on a dit s’efface, ça n’est plus rien du tout. Cela, ce que je voulais entendre, dans la musique du vent, dans le grondement des voitures qui montait des rues de la ville, avec cette bulle de lumière rouge autour de nous, comme si nous étions pris dans une aurore boréale. Dire à une fille, comme au cinéma : « Je t’aime. Mon amour. » L’embrasser, toucher ses seins, coucher avec elle dans les collines, avec le bruit du vent, l’odeur des pins, les moustiques, sentir sa peau douce, entendre son souffle devenir rauque, comme si elle avait mal. Quand un garçon reste la nuit avec une fille, est-ce que ce n’est pas ça qui doit se passer ? Mais je tremblais, je n’arrivais même plus à parler. Elle a dit : « Tu as froid ? » Elle m’a serré contre elle, en passant les mains sous mes bras. « Tu veux qu’on s’embrasse ? » Ses lèvres ont touché les miennes, et j’ai essayé comme elle avait fait, dans la colline, avec ma langue. Tout d’un coup, elle m’a repoussé durement. Elle a dit : « Je fais ce que je veux. » Elle s’est levée, elle a marché jusqu’au bord du toit, les bras étendus, comme si elle allait s’envoler. Le vent agitait ses habits, ses cheveux. La lumière rouge faisait une auréole bizarre autour de son corps. Je pensais qu’elle était folle, mais ça ne me faisait plus peur. Je l’aimais. Zobéïde est revenue, elle s’est blottie contre moi. Elle a dit : « Je vais dormir. Je suis si fatiguée, si fatiguée. » Je ne tremblais plus. Elle a dit encore : « Serre-moi très fort. »
Moi je n’ai pas dormi. J’ai regardé la nuit tourner. Le ciel était toujours plein de cette cloque de lumière rouge, on ne voyait presque pas d’étoiles. C’était autre chose qui tournait, qui bougeait. La ville résonnait comme une maison vide. Zobéïde dormait vraiment. Elle avait caché sa tête dans le creux de son bras, et je sentais son poids sur ma cuisse. Elle ne s’est pas réveillée, même quand j’ai posé sa tête sur mon blouson roulé, et que je suis allé à l’autre bout du toit pour pisser dans le vide, sous le vent des cheminées.
À l’aube, elle s’est réveillée. J’avais mal partout, comme si on m’avait battu. Nous nous sommes quittés sans nous dire au revoir. Quand je suis rentré chez moi, mes parents n’avaient pas dormi. J’ai écouté leurs reproches, et je me suis couché tout habillé. J’ai été malade pendant trois jours. Après, je n’ai pas revu Zobéïde. Même son nom avait disparu de la boîte aux lettres.
Maintenant, chaque été qui approche est une zone vide, presque fatale. Le temps ne passe pas. Je suis toujours dans les rues, à suivre l’ombre de Zobéïde, pour essayer de découvrir son secret, jusqu’à cet immeuble au nom si ridicule et triste, Happy days. Tout cela s’éloigne, et pourtant, cela fait encore battre mon cœur. Je n’ai pas su la retenir, deviner ce qui se passait, comprendre les dangers qui la guettaient, qui la chassaient. J’avais le temps, rien n’était important. Je n’ai gardé d’elle que cette photographie d’une école où je n’ai même pas été. Le souvenir de ce temps où chaque jour était la même journée, une seule journée de l’existence, longue, brûlante, où j’avais appris tout ce qu’on peut espérer de la vie, l’amour, la liberté, l’odeur de la peau, le goût des lèvres, le regard sombre, le désir qui fait trembler comme la peur.
Il s’appelait Tomi, mais Zinna l’appelait Gazelle, à cause de son autre nom, Arzel, parce qu’elle disait que c’était ce que ça voulait dire, en arabe. C’était peut-être pour ça qu’il savait courir si vite. D’ailleurs, le directeur du Centre s’appelait Monsieur Poisson, et le meilleur ami de Tomi s’appelait Lucien la Belette, parce que son nom, c’était Bellet.
Il n’avait jamais vu une personne comme Zinna, de toute sa vie. Étrange, avec un visage si pur et doux un peu penché de côté, et ces yeux verts qui regardaient au loin, à travers vous, ces yeux qui cherchaient quelque chose dans le ciel, un nuage, un oiseau, une étoile, on ne savait pas.
Tomi n’avait pas oublié cet hiver, il venait d’arriver au Centre, après cette histoire de vol de vélomoteur et tout ça. Il était parti de Vaujours, de chez les Herbaut, la famille où il était placé. Jamais plus il ne retournerait là-bas. Il gardait tout le temps dans la poche de son blouson le certificat du bureau d’orientation scolaire, où il y avait écrit une petite phrase qui disait, pas apte aux études, orientation CAP de maçon. Il gardait toujours ce papier sur lui, et il se disait que si un jour il devenait quelqu’un, il sortirait ce papier où il y avait écrit : maçon.
Il quittait le Centre tôt le matin. Il disait qu’il allait étudier à la bibliothèque. Mais eux s’en moquaient. Il était là juste pour quelques mois, avant de partir pour Paris, pour le CAP. Il marchait au hasard dans les rues de cette ville qu’il ne connaissait pas. Il ne savait même pas le nom des rues. Il allait dans les cafés, dans la vieille ville, c’est là qu’il avait rencontré Rochet, on l’appelait Rosette. C’était un dealer.
Du côté de la mer, il y avait toujours plus ou moins de mouettes qui planaient dans le vent en geignant. C’est dans cette ruelle qu’il avait vu Zinna pour la première fois.
Elle avait ce manteau gris de pauvresse, bizarre, qui s’évasait aux hanches comme une redingote, et pourtant, même habillée comme ça elle était belle. Elle marchait vite, avec son visage incliné, elle était pâle, avec des pommettes très lisses. Elle ne regardait personne. Tomi s’était écarté pour la laisser passer. Il avait quatorze ans, il était déjà plus grand qu’elle. Elle était passée, elle avait souri à peine, elle avait disparu, vraiment comme une inconnue, comme une femme qu’on aperçoit sur un quai de gare et qui glisse et se défait dans un reflet.
Dans la lumière de l’hiver, ses cheveux faisaient autour de son visage une auréole presque rouge. C’était ça qui avait fait battre le cœur de Tomi, cette chevelure frisée qui captait la lumière. Et il y avait en elle cette étrangeté, cette absence. À ce moment-là, il ne savait rien d’elle, ni son nom de Zinna, ni qu’elle était juive. Tomi n’avait personne au monde, à quatorze ans il avait tout fait et tout vu, il était voleur, sniffeur de colle, menteur et fugueur, mais il était vierge et il n’avait aucune idée de ce qu’était une femme, c’est-à-dire, pas d’autre idée que celle que les garçons du Centre avaient sur le sexe des femmes, par les allusions, les photos porno et les films X. Et ceux qui parlaient le plus fort étaient ceux qui avaient le plus peur. Alors Zinna, cette façon qu’elle avait de marcher, de regarder, son visage incliné et ses cheveux couleur de cuivre, tout cela était entré dans Tomi, il ne pouvait plus l’oublier. C’était cela qui faisait battre son cœur, même aujourd’hui après tout ce qui s’était passé, c’était cela qui le rongeait.
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