La boutique était fermée, le rideau blanc s’agitait dans le vent contre la porte, mais j’ai vu une lueur dans l’arrière-boutique et je suis passée par-derrière, j’ai marché sans faire de bruit jusqu’à la fenêtre. J’ai entendu un bruit de voix, de petits chuchotis, j’ai essayé de comprendre qui parlait. Entre les lattes du store, j’ai vu la lampe qui tressautait, non pas une ampoule électrique, mais une lumière jaune dans le genre des bougies. C’est là que la pharmacienne entrepose ses cartons de médicaments, ses shampooings, ses lotions. La porte tempête n’était pas fermée, c’est une porte grillagée pour empêcher les insectes d’entrer en été quand il fait chaud. Elle s’est ouverte en grinçant un peu, mais le grincement était couvert par le bruit du vent sur le toit de tôle. J’avais l’impression de commettre un délit, et j’osais à peine bouger. Je n’ai pas essayé d’ouvrir la deuxième porte. C’était derrière cette porte qu’il y avait ce bruit de voix, et la bougie allumée.
Je suis restée un moment immobile, l’oreille contre la porte, sans savoir ce que j’allais faire. Partir, retourner dans la nuit et la pluie. Mon cœur galopait, je sentais un nœud se serrer dans mon ventre. Il y avait longtemps que ça ne m’était pas arrivé, depuis que j’étais toute petite et que j’attendais que maman revienne de la pêche. C’était ce temps de pluie et de vent, ce bruit d’eau qui coule dehors, alors j’imaginais les monstres de la mer qui tiraient maman par les cheveux pour l’entraîner au fond. J’étais ici, dans un sas, un endroit où je ne devais pas entrer, écoutant les bruits de l’autre côté de la porte, c’étaient bien des soupirs et de petits cris, de petits ris, pas la télé, non, mais bien la réalité. Je me suis agenouillée et j’ai collé mon œil sur le trou de la serrure. Je n’ai pas distingué tout de suite, parce que quand vous regardez par un trou aussi petit, vous êtes ébloui, et les bords du trou se déplacent comme une paupière d’oiseau, de côté, de bas en haut. L’intérieur de l’appentis était éclairé par une bougie posée dans une assiette. Dans la lumière tremblante j’ai vu une chose étrange, je n’ai pas compris tout de suite même si j’ai su aussitôt que c’étaient Monsieur Kyo et la pharmacienne. J’ai voulu me reculer, m’en aller, mais c’était plus fort que moi, mon œil restait collé au trou de la serrure et je regardais. Monsieur Kyo, je ne l’ai pas vraiment reconnu, parce qu’il était couché sur le dos, les jambes allongées, et c’était la première fois que je voyais ses jambes, épaisses, musclées, la peau sombre couverte de poils frisés, et ses pieds qui paraissaient très grands, la plante rose, et les orteils bien écartés. Au-dessus de lui la salope était entièrement nue, couchée sur le dos elle aussi, elle formait avec les jambes de Monsieur Kyo un angle droit. Seulement elle avait posé ses pieds sur le sol et son corps était arc-bouté, sa tête renversée en arrière, ses cheveux bruns étalés sur le carrelage, ses bras maigres en croix, et je voyais la peau blanche de son ventre et de ses hanches, les cercles de ses côtes, les seins lourds un peu écartés, et son long cou avec une pomme d’Adam un peu apparente, comme un homme, mais son sexe était celui d’une femme, bombé, avec une touffe de poils noirs dressés en crête de coq ! Je voyais tout cela avec netteté, malgré la pénombre, je remarquais chaque détail, chaque ombre, chaque repli de peau. Je ne voyais plus personne de connu, juste un homme avec une femme. Ensemble ils ressemblaient à un animal qui n’existe pas sur terre, une sorte de crabe-araignée à huit pattes, blanc et noir, en partie velu, presque sans tête, qui bougeait lentement, lentement, sur place, sans avancer, en tournant sur lui-même, en glissant et en tournant, les pieds appuyés sur le carrelage, les bras écartés, respirant, chuchotant, respirant, soupirant… Et moi je recollais mon œil au trou de la serrure ! Et la bête continuait de bouger, lente et molle, je voyais sa chair trembler le long des cuisses, et le ventre se gonfler et se dégonfler, percé d’un trou noir qui s’ouvrait et se plissait, et la poitrine se renverser, le cou se tendre avec le va-et-vient de la pomme d’Adam, et elle geignait un peu, et elle marmonnait avec une voix grave, double voix, mais ce n’étaient pas des mots qu’elle disait, seulement des grognements, des raclements, un bruit de bête qui respire, un bruit de vache dans la nuit, un bruit de chien qui court, un bruit de coquille qui se ferme à marée basse, un bruit de mort quand le couteau s’enfonce dans la tête du poisson. Et mon œil se collait davantage au trou de la serrure ! Et je ne comprenais plus ce que je voyais ! Qui étaient ces gens, à qui étaient ces jambes, à qui ces bras, à qui ces cheveux noirs qui traînaient sur le carrelage, à qui ces voix, ces soupirs, ces chuchotements ? À qui ? Je ne sais pas comment je suis partie. À reculons, à quatre pattes, éblouie par la lumière de la bougie qui forçait son flux d’images à travers le trou de la serrure. Pendant quelques secondes j’ai marché dans les rues venteuses, les bras écartés, complètement aveugle.
Dans l’anfractuosité des rochers, je me souviens, c’est là que j’attendais ma mère, quand elle a décidé d’être une femme de la mer. Le vent souffle au-dessus de ma tête, les vagues cognent contre les récifs, je les vois à peine dans le jour qui se lève. Ourlets gris qui avancent en paix, j’ai pensé souvent à des bêtes lourdes, à des troupeaux de vaches marchant au même pas, et quand les rochers aigus fauchent leurs jambes, elles s’écroulent en mugissant, en écumant. Ma mère avait choisi ce coin parce qu’il était peu fréquenté, et comme elle était nouvelle dans la profession elle n’osait pas plonger dans les coins plus calmes, à la baie du nord, ou près du môle. C’est ici qu’elle a aperçu les dauphins pour la première fois, des ombres qui la frôlaient, qui tâtaient les algues du fond avec leur nez large pendant qu’elle soulevait les pierres pour dénicher les ormeaux. Elle prétend même qu’un dauphin l’a accompagnée au début, pour lui montrer les cachettes des précieux coquillages. Puis, quand elle a décidé de pêcher avec les autres, elle ne l’a plus jamais revu.
La tempête s’est installée durablement. Le vent souffle sans faiblir de l’est, apporte les nuages, les écarte, les reprend, d’autres se lèvent au-dessus de l’horizon. Les femmes de la mer se sont mises en repos en attendant l’embellie. À la radio, on parle d’un ouragan, un monstre qui peut avaler la terre et les îles. J’ai rêvé que c’était la fin du monde. Tout disparaîtrait, il ne resterait que ma mère et moi, nous flotterions sur un radeau de bois, une grande porte arrachée quelque part, à la recherche d’une île nouvelle. Dans mon rêve, ce ne serait pas cette île noire où nous vivons, mais une plage de sable blanc bordée de cocos, où le ciel serait doux et sans nuages. Mais bien sûr un tel endroit n’existe pas.
Il paraît que Monsieur Philip Kyo a quitté Happy Day , je ne l’ai pas revu. Il est passé pour me dire au revoir, il a juste laissé une lettre, où il dit qu’il me souhaite bonne chance dans ma vie. J’ai lu la lettre et je l’ai mise en boulette et je l’ai jetée. Que signifient les mots quand on ne se reverra jamais ? Je hais les politesses et les bonnes manières. Je hais les discours politiques et les leçons de morale. À l’église, le pasteur David a lu l’histoire de Jonas, sans doute a-t-il pensé que c’était bien le moment, avec l’ouragan qui s’approche. Même si je n’y crois plus, j’ai bien aimé certains passages, portés par sa belle voix grave :
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