« Vous mentez, vous mentez, je le sais. J’espérais que vous étiez mon ami, et vous m’avez menti. »
À un moment, au lieu de me parler, il s’est mis à courir le long de la plage sur le sable durci par la marée basse. Il courait, revenait, repartait en traçant des cercles comme un jeune chien. C’était ridicule, intolérable. « Arrêtez, arrêtez, Monsieur, s’il vous plaît ! » J’ai crié en mettant mes bras en croix pour lui barrer le passage, mais il s’écartait et repartait en riant. J’étais si fatiguée que je me suis assise sur la plage, ou plutôt affalée, à genoux dans le sable, les bras pendant. Alors il s’est arrêté, il s’est agenouillé derrière moi et il m’a entourée de ses bras. « Pourquoi vous pleurez, June ? » Sa bouche était tout contre mon oreille, je sentais son souffle chaud à travers mes cheveux. Des gens marchaient non loin sur le sable, pareils à des oiseaux. Un couple âgé, des enfants. Le bruit de leurs voix me parvenait atténué, irréel. Ils devaient penser que nous étions une grande fille en train de se laisser bercer par son papa.
« Je ne pleure pas », ai-je articulé. J’appuyais sur chaque syllabe. « Je ne pleure plus, il n’y a que les enfants qui pleurent. »
Il m’a regardée sans comprendre. Ou bien peut-être qu’il a compris ce que je voulais dire et qu’il était content de ce changement. Il s’est assis dans le sable à côté de moi et il a commencé une partie de déplacement, comme au début de notre rencontre. Il bougeait une algue séchée, un caillou noir, un morceau de liège, et il m’a laissée gagner à son habitude, j’ai placé un os d’oiseau très blanc et lisse, et c’était sûr qu’il m’avait laissé le bout d’os pour que je gagne. Pendant quelques secondes je me suis sentie redevenir une fille, une enfant, juste un peu perdue, au bord des larmes, au bord du rire.
Nous avons couru dans le vent de toutes nos forces, déjà il faisait froid, l’hiver n’allait pas tarder, le long d’une mer mauvaise et d’un vert laiteux. Dans une crique, nous nous sommes arrêtés, et c’est lui qui m’a fait un massage, mais pour cela il n’est pas doué, ses mains sont trop fortes et trop raides, probablement à cause de son métier de militaire autrefois, où il faut serrer très fort le fusil pour qu’il ne s’échappe pas quand on tire. « Pourquoi vous habillez-vous de noir à présent ? » a demandé Monsieur Kyo. J’ai répondu sans hésiter : « Parce que ça sera bientôt l’hiver, que vous allez partir et qu’il fera sombre et froid dans le cœur des enfants tristes. » À cela il n’a rien su rétorquer. Il s’est à moitié couché dans le sable, un peu à l’écart. Il a ôté sa casquette et j’ai vu qu’il avait coupé ses cheveux très ras, à la mode militaire.
C’était assez étrange, parce que Monsieur Kyo me regardait, et je sentais quelqu’un d’autre. Comme s’il y avait en lui à cet instant deux personnes, l’une tranquille et forte, que je connaissais bien, et l’autre qui était différente, qui me faisait peur, qui me scrutait comme à travers les trous d’un masque. Je frissonnais, je reculais, et lui s’approchait, ses yeux verts brillaient avec une lumière inconnue.
« Pourquoi est-ce que vous me regardez, Monsieur ? »
Il ne répondait pas, et je sentais que je nageais en arrière, que je flottais, comme si j’allais m’évanouir. Mon cœur battait très vite et très fort, je sentais les gouttes de sueur qui coulaient dans mon dos, sur ma poitrine.
« À mon tour, je vais vous raconter une histoire, a-t-il dit. — Est-ce une histoire vraie ? » ai-je demandé. Il a réfléchi : « C’est une histoire rêvée, donc elle a quelque chose de plus vrai que la réalité. »
J’ai attendu. Pendant un instant encore j’ai été une enfant qui ne veut pas grandir, qui se blottit contre une large poitrine d’homme pour se protéger du monde et du vent.
La nuit de l’océan rôdait autour de nous, mais la voix de Monsieur Kyo était légère, elle maintenait l’ombre en cercle, à la manière d’un brouillard que contient le vent.
« Dans mon rêve, j’ai rencontré une femme, la plus belle qu’on pût imaginer. Non seulement elle était belle, mais elle savait chanter avec une voix d’ange. Elle venait du ciel, ou de la mer, elle était descendue sur terre pour connaître les hommes. Elle parcourait les pays, elle chantait partout, dans la rue, sur les places, dans les jardins, et tout le monde s’arrêtait pour l’écouter. C’était devenu son métier.
« Un jour, elle fit la connaissance d’un homme. Cet homme l’aimait, mais pas assez pour l’épouser et il l’a quittée. Elle était inconsolable, et elle a décidé qu’elle ne resterait plus longtemps sur la terre.
« Puis elle a rencontré un autre homme, mais elle ne pouvait plus aimer comme la première fois. Pour le mettre à l’épreuve, elle lui a demandé d’ouvrir son cœur.
« Lui ne voulait pas, il avait peur d’ouvrir son cœur et qu’elle découvre la chose affreuse qu’il contenait.
« Mais un jour, il l’a fait. Il avait un peu trop bu, ou bien il avait oublié qui il était.
« Et quand il a ouvert son cœur, la femme a été effrayée. Ce cœur était noir, rongé par les vers, déjà mort.
« Alors la femme de la mer n’a plus voulu chanter. Elle est restée à regarder la mer sans parler, et un jour, la tempête est arrivée, le vent soufflait et l’écume des vagues courait jusqu’en haut de la falaise.
« L’homme a emmené son amie à l’abri dans sa maison, et ils sont restés éveillés une partie de la nuit, mais à la fin l’homme s’est endormi. Au matin, quand il s’est réveillé, il a constaté qu’il était seul dans la maison.
« Dehors la tempête était calmée, il a appelé, appelé, sans réponse.
« Au bord de la mer, il a vu les habits de son amie, pliés soigneusement. Il a attendu tout le jour, toute la nuit, et le lendemain encore. Mais la femme n’est jamais revenue.
« Elle était retournée dans la mer sans fin.
— C’est une histoire triste, ai-je dit. Est-ce que c’est votre histoire ? » Monsieur Kyo n’a pas répondu. « C’est juste un rêve, a-t-il dit enfin. Tous les rêves sont tristes.
— Croyez-vous que la mer mange les humains ? » Je n’étais même pas sûre que ma question avait un sens. Monsieur Kyo a hésité, puis : « C’est ce que je croyais autrefois. C’est pour ça que je suis venu ici, pour en être sûr.
— Et maintenant vous le savez ?
— Non, a dit Monsieur Kyo. Je n’ai rien appris. Mais je crois qu’il vaut mieux oublier. Je crois que les souvenirs ne doivent pas nous empêcher de vivre. »
Ce qu’il m’a dit m’a paru insupportable. Ma gorge se serrait, je sentais des gouttes de sueur sur mon dos, dans mes cheveux. J’étouffais.
« Est-ce que ça veut dire… »
Je n’arrivais plus à prononcer les mots.
« Est-ce que ça veut dire que vous allez partir pour toujours ? »
Monsieur Kyo a eu un petit sourire satisfait. « Je ne sais pas… J’ai pris goût à vivre ici. »
Il a prétendu que c’était une question de politesse, et moi je hais la politesse.
« Si je pars, beaucoup de choses vont me manquer. Vous, June. Ce n’est pas tous les jours qu’un homme rencontre quelqu’un comme vous. » Il a ajouté, pour me faire encore plus mal : « Qui d’autre m’apprendra à pêcher ? »
Il s’est levé, il a marché vers le village. Il n’était plus du tout raide et guindé. Il a mis les mains dans les poches de son coupe-vent jaune. Peut-être même qu’il sifflotait. Il s’est retourné à moitié. « Alors, vous venez ? »
J’étais assise dans le sable humide. Il commençait à pleuvoir. Je sentais les gouttes froides qui picoraient mon visage. De la mer montait une odeur âcre, violente. J’ai répondu d’une voix étouffée : « Non, je reste encore un peu. » Il n’a pas répondu. Ou bien il a haussé les épaules, l’air de quelqu’un qui vraiment s’en fiche. Ou bien il a dit au revoir et le vent a mangé ses mots.
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