Il y a un secret dans la mer, un secret que je ne devrais pas découvrir, mais que je cherche chaque jour davantage. Je vois les traces, dans les rochers noirs, dans le sable, j’entends les voix qui marmonnent. Je me bouche les oreilles pour ne pas les entendre, mais leur murmure entre en moi, emplit mon crâne. Les voix disent : viens, rejoins-nous, rejoins ton monde, c’est le tien désormais. Elles disent, elles répètent inlassablement, vague après vague : qu’est-ce que tu attends ? Les voix parlent aussi avec le vent. La nuit je ne peux pas dormir. Je sors par la fenêtre, je marche dans la lande. Il n’y a pas longtemps, je serais morte de peur. La moindre silhouette, le moindre buisson m’auraient fait frissonner. Mais à présent je n’ai plus peur. Quelqu’un d’autre est entré en moi. Quelqu’un est né dans mon corps. Je ne sais pas qui, je ne sais pas comment. Petit à petit, sans que je m’en rende compte. Les autres ne savent pas. À l’école, Jo continue ses insultes, mais quand je le regarde il détourne les yeux. J’ai découvert dans un miroir un éclair vert dans mes iris, une lueur froide. Les points noirs de mes pupilles nagent dans une eau glacée. Couleur de la mer d’hiver. C’est pour cela que Jo a peur de mon regard. Quand je me regarde dans une glace, mon cœur se met à battre plus vite et plus fort, parce que ce ne sont pas mes yeux.
Je me sens vieille, je me sens lourde et moche, je ne sais plus courir comme avant, je ne peux plus sauter par-dessus les murs des champs. En plus, avec l’arrivée des règles, j’ai l’impression que mon ventre a encore gonflé. Je m’assois dans la cour de l’école, sur un banc, au soleil, et je regarde les filles et les garçons qui courent dans tous les sens, qui jouent à se pousser, qui flirtent dans les coins. Leurs voix sont aiguës. Elles poussent des cris d’animaux. Moi, ma voix est devenue grave, elle écorche ma gorge. « Qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ? » C’est Andy, le surveillant que j’aime bien pourtant, il est long et maigre, il ressemble à un oiseau pique-bœuf. Il est arrêté devant moi, son corps mince fait écran au soleil, on dirait un arbuste. Je ne sais pas quoi répondre. Je lui dis, d’une voix désagréable : « Ôtez-vous de mon soleil. »
Quand je retourne à la maison, après l’école, je ne parle à personne. Ma mère me regarde d’un drôle d’air, je ne sais si elle est en colère, ou inquiète. Peut-être qu’elle a peur que je change de sexe ! Monsieur Kyo est venu deux fois, paraît-il. Est-ce qu’il a parlé de mon futur ? J’ai failli demander : « Il t’a donné combien pour ce mois ? »
Les seules que je vais voir encore, ce sont les femmes de la mer. Surtout la vieille Kando. Je marche jusqu’à la cabane, je m’assois sur le ciment mouillé et j’attends que les femmes sortent de la mer. En définitive je crois qu’elles m’ont acceptée, même si je suis une étrangère. Parfois elles me laissent plonger avec elles. J’enfile la combinaison de caoutchouc, un peu vaste au ventre et aux fesses, mais ça va, j’attache la ceinture de plomb, le masque rond sur les yeux et la bouche, et je me glisse dans l’eau froide. Tout de suite je me sens prise par les courants, je glisse vers le fond, avec les femmes. À mains nues je décroche les coquillages, les étoiles de mer, et je les mets dans un petit sac en filet. Le silence appuie sur mes oreilles, un silence velouté, plein de murmures. Je regarde les mèches noires des algues qui bougent dans le ressac, les éclats argentés des bancs de poissons. Je pense à Monsieur Kyo qui reste des heures et ne pêche rien, c’est comique. Il devrait bien essayer, je l’imagine plongeant avec son complet-veston noir, sa casquette et ses souliers vernis ! Je me laisse porter, les bras en croix, les yeux ouverts, sans bouger, sans respirer. J’ai appris à rester plus d’une minute sans remonter à la surface, et quand je sors la tête de l’eau, je renverse la tête en arrière et je pousse mon cri, c’est le mien, personne d’autre ne crie mon cri, eeeaarh-yaaarh ! Les vieilles se moquent de moi, elles disent que je crie comme une vache !
J’ai arrêté d’aller à l’école. À quoi ça sert ? Tout ce qu’on y fait, c’est être assise des heures et des heures, à faire semblant d’écouter et à dormir les yeux ouverts. Des enfants, ce ne sont que des enfants. Même Jo et tout son cirque, ses airs de méchant, ses petites insultes minables. Un jour, je sortais de l’école, il m’a jeté un caillou. Je me suis retournée pour le regarder et il m’a crié : « Toi, la pute, va voir ton Américain ! » J’ai marché vers lui et il a eu peur, lui qui est plus haut que moi d’une tête, lui qui s’amusait à m’arracher les cheveux et à me courber la tête jusqu’à terre, il a eu peur d’une fille qui ne lui arrive pas à l’épaule et qui pèse la moitié de son poids. Il a reculé. Sa vilaine face de chien exprimait la peur. Alors j’ai compris que je n’étais plus la même. J’avais maintenant le visage de Monsieur Kyo, le visage qu’il a quand il est en colère, immobile, gris, froid, avec ses yeux qui font deux fentes d’eau verte, ses yeux qui semblent du verre poli par la mer. J’ai marché vers le garçon, et lui s’est enfui enfin, il a déguerpi au tournant de la rue, et c’est ce jour-là que j’ai décidé de ne plus retourner à l’école, et de devenir une femme de la mer.
J’étais fière de cette décision, et surtout d’avoir un nouveau visage, alors je suis revenue droit à la maison, mais ma mère n’était pas là. Il n’y avait que son petit ami, que j’ai regardé avec mes yeux de verre liquide, mais il était à moitié saoul selon son habitude. Il m’a dit : « Qu’est-ce que tu viens faire à midi ? T’as encore séché l’école ? » Je suis passée devant lui, je l’ai même bousculé sans rien dire. Je me sentais plus forte que lui, je pouvais le renvoyer à ses domaines, à ses boulots minables, à ses troquets où il joue aux cartes avec des ivrognes de son espèce. J’ai lancé mes affaires de classe sur le lit, je me suis changée, j’ai mis des habits neufs, un jean noir et un polo noir, j’ai noué mes cheveux en chignon et je suis allée jusqu’à la mer. Maintenant que mon enfance est derrière moi, je peux choisir ce que je veux porter, c’est une tenue citadine, solennelle, une tenue de deuil en quelque sorte. Les gens qui me croisent ne me reconnaissent pas, ils doivent penser que je suis une touriste attardée de la mi-saison, une jeune fille de la capitale, chassée de sa famille comme l’a été ma mère après ma naissance.
À Monsieur Kyo je n’ai rien dit. Je l’ai retrouvé à sa place habituelle, sur le quai. Il n’avait pas son attirail de pêche. Il était habillé avec des vêtements que je ne connaissais pas, un coupe-vent en plastique jaune, un vieux pantalon de toile, mais il avait gardé ses souliers vernis. Je crois qu’il ne sait pas marcher avec des tongs. Il regardait les gens qui débarquaient du ferry, les colonnes de voitures, les scooters. Quand il m’a vue, il a souri, c’était la première fois, son visage s’est éclairé d’un large sourire.
« Je n’étais pas sûr que vous viendriez, a-t-il dit. Je pensais que vous étiez fâchée… Vous n’êtes pas fâchée ? »
Je n’ai pas répondu. De le voir, d’un seul coup les rancœurs remontaient, j’avais la nausée au bord des lèvres. Nous avons marché un moment le long de la côte, jusqu’à la plage où j’avais passé la nuit.
« Pourquoi vous me mentez ? » ai-je dit enfin. Mais je ne savais pas où était le mensonge. Je sentais en lui la trahison, mon cœur en avait mal.
Monsieur Kyo a dit : « Je ne vous mens pas. Si je vous dis que vous êtes jolie, c’est la vérité. »
Il n’écoutait pas. Il se moquait de moi. Est-ce que je lui demandais du sirop ?
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