J’écoute son histoire, ça me fait un peu trembler. Monsieur Kyo lui aussi est parti sans laisser d’adresse. Maintenant je comprends ce que ma mère a vécu, à quel point elle m’a aimée pour accepter de me garder, quand toute sa famille lui disait de me donner à l’orphelinat, de m’oublier pour trouver un vrai mari et fonder une vraie famille.
« Pardon, maman », ai-je murmuré. Elle me serre dans ses bras, elle met son visage dans ma tignasse, encore plus frisée que d’habitude à cause de toute l’eau de mer qu’elle a avalée. Je veux la regarder dans les yeux, mais elle me serre encore plus fort, pour que je ne la voie pas grimacer.
« Pourquoi… » Elle n’arrive pas à parler. « Je ne voudrais pas que tu meures, je t’aime trop. » Elle dit ça en parlant dans mes cheveux, et ça me donne envie de rire, parce qu’elle ne l’a jamais fait. Au contraire, jusqu’à maintenant, elle disait que j’avais trop de cheveux, que je devais les passer au lissant, pour ne pas ressembler à mon père. « Je ne voulais pas mourir », ai-je dit. C’est vrai, je ne le voulais pas. « Je voulais simplement partir loin dans la mer, traverser jusque de l’autre côté de l’océan, jusqu’en Amérique. » Je ne peux pas lui parler du goût de la profondeur, de la couleur, de l’odeur, des vallées profondes, des étoiles à la surface quand on renverse la tête en arrière. D’ailleurs elle connaît bien tout cela, elle est une femme de la mer, et c’est pour lui ressembler que je suis entrée dans l’eau. Je ne peux pas lui raconter la grosse fille aux yeux troubles qui dort sur son lit d’algues, au fond de la mer. Je sais que les grands n’y croient pas. Même Monsieur Kyo n’y a pas cru, c’est pourquoi il m’a abandonnée. Pourtant c’est lui qui m’a donné la vérité, elle était trop lourde pour lui tout seul, alors une nuit dans la tente il m’a donné son esprit, la méchanceté de son cœur, et à présent il danse sur les routes, il séduit les bonnes femmes et les couche sur le sol des arrière-boutiques, il n’a plus envie de mourir, il est libre. Mais je ne veux plus penser à tout cela, je suis vieille maintenant, je dois me prendre en charge. Je serre un peu plus maman dans mes bras, et tout contre son oreille, je dis : « J’ai rencontré le grand dauphin gris. » Maman doit pouvoir me croire, parce qu’elle a été approchée une fois par ce merveilleux animal. « Il était avec moi tout le temps quand j’étais dans l’eau, c’est lui qui m’a aidée. » Le silence de maman me dit qu’elle a cessé de pleurer. Je n’aime pas beaucoup les grands qui s’apitoient sur eux-mêmes, ça me donnerait la nausée. « C’est lui qui m’a sauvée. » J’ai prononcé ces mots plus fort, car il n’y a pas à discuter. Je sais ce qu’elle a envie de dire, non non, tu te trompes ma chérie, il n’y a pas de dauphin gris, c’est une légende, ce sont les femmes de la mer qui ont plongé et qui t’ont sortie de l’eau. Maman croit sans doute que je suis devenue folle, il ne faut pas contrarier les fous, il ne faut pas les réveiller de leur rêve fou. Il faut les laisser continuer, doucement, et puis les reprendre, comme des feuilles mortes qui courent le long d’un ruisseau.
Mais moi je sais ce que j’ai vu. Je sais que j’ai touché cette peau de velours douce et tiède, et le dauphin m’a prise sur ses épaules, comme il l’aurait fait de son enfant, et il m’a guidée jusqu’à la surface de la mer, et il a crié avec moi. Ça je ne pourrai jamais l’oublier. Maman est toute petite et humble dans mes bras, à présent c’est moi qui la berce. « C’est fini, jamais plus je n’irai dans la mer, c’est fini. » Je lui murmure cela très doucement, comme on parlerait à une enfant. Je sais ce que cela signifie : je dois lutter contre la bouche des profondeurs, je dois me contenter de l’amertume des jours sur la terre. Je dois oublier la fille du fond de l’eau, ses yeux pâles, son corps qui ondule. La mer est le lieu des poissons. La mer est pourvoyeuse de coquillages et de calmars, d’ormeaux et d’algues. C’est Dieu qui nous donne le droit d’y puiser notre nourriture. Je me souviens du vieux Jonas, dans la légende que lisait le pasteur David, il a connu les abîmes, les barres qui ferment les portes de la terre, et puis il est revenu de sa sépulture. Pour cela j’ai le devoir de m’occuper de ma mère jusqu’à la fin de ses jours. À mon tour je la serre dans mes bras, je cache mon visage dans ses longs cheveux fins. Je sens son corps maigre, fragile, un corps d’homme plutôt que de femme. Un corps d’adolescent. Je pense qu’elle m’a portée enfermée dans ce ventre étroit, qu’elle m’a nourrie avec ces seins maigrichons.
« Vous n’aurez plus besoin de retourner dans la mer », lui dis-je. Maman se raidit un peu, alors je la serre davantage, et tout près de son oreille je lui répète : « Plus jamais vous n’irez dans la mer, je resterai avec vous, et je prendrai soin de vous quand vous serez vieille. » Et le sarcasme m’est revenu, avec ce goût du café noir que j’aime tant, et j’abandonne le ton respectueux que j’ai en général avec elle : « Même quand tu mouilleras ton lit et qu’il faudra te mettre des couches, même quand il faudra te nourrir à la becquée comme un bébé. » Ses épaules se secouent un peu, je crois que j’ai réussi à la faire rire.
C’est comme cela que nous sommes parties. Au matin, dans la pluie et le vent. Il paraît que c’était ce même genre de pluie quand maman est arrivée la première fois dans l’île, avec moi bébé attachée dans une couverture sur son dos.
Les camions-citernes, les autos, les motos montent à l’assaut du ferry, en faisant claquer les planches pourries de la rampe d’accès. Le moteur gronde, les tôles du navire vibrent. Maman et moi, nous nous sommes assises par terre dans la salle des passagers, en compagnie d’une poignée d’îliens mal réveillés, et de quelques touristes détrempés. Il fait chaud dans la salle, la buée couvre les hublots. Il y a une drôle d’odeur de mazout et de nourriture qui soulève le cœur. Quand le navire s’ébranle, tourne sur lui-même pour faire face au large, je ne bouge pas. Je n’ai pas envie de regarder l’île noire qui s’en va. Je sais que je ne la reverrai jamais.
J’ai tressailli devant la mer.
Je m’en souviens, Takoradi, la grande plage blanche, les vagues qui déferlent lentement, le bruit de la mer, l’odeur de la mer. Bibi et moi, nos chapeaux de paille qui font une ombre sur nos visages, et l’écume aveuglante au soleil.
J’ai peur. J’ai dit ça à celle que je croyais être ma mère, elle s’est un peu moquée de moi. Tu as peur de tout. Ce n’est pas vrai, je n’avais pas peur de tout. J’avais peur du noir, j’avais peur des bruits dans la nuit, des formes qui venaient dans la nuit. Je dormais seule dans un petit vestibule, près de l’escalier. J’avais un matelas posé à même le sol.
Je n’avais pas vraiment peur. C’était la solitude, plutôt, une impression de très grande solitude. Mes parents vivaient à l’étage. Mon père s’était remarié juste avant qu’on ne s’installe dans cette maison près de la mer. Je n’en ai pas un souvenir précis, mais elle devait attendre un enfant. Bibi était dans son ventre, quand elle est née j’ai eu mes cinq ans.
Sur la plage de Takoradi, mon père et sa femme, avec Bibi dans son ventre, et moi. Nous étions quelques points sur une étendue immense de sable blanc, avec les cocos qui se penchaient, et la mer verte. Moi je n’ai rien gardé d’autre que ce tressaillement au centre de mon corps, près de mon cœur. Quelque chose qui bougeait, qui tremblait, comme un nerf.
À huit ans, j’ai appris que je n’avais pas de maman. À cette époque-là, nous vivions dans une grande villa près de la mer. La vie était facile. Mon père gagnait beaucoup d’argent en achetant et en revendant des voitures. Nous étions bien habillés, nous avions des chaussures de marque, des sacs, des jouets. La mère de Bibi ne travaillait pas, mais elle était relais dans la distribution de parfums et de crèmes de beauté, elle était une femme-Aveda comme on disait alors, mon père se moquait en disant Avida. Je ne l’appelais plus maman depuis quelque temps déjà, par instinct, ou bien c’est elle qui m’avait fait comprendre qu’elle n’y tenait pas. Comment je l’appelais ? Je disais : « elle », tout simplement, ou bien la plupart du temps : « Madame Badou ». Après tout, c’était son nom.
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