Elle s’est nouée à ma jambe gauche. Je suis debout, à demi tourné vers la porte, et elle a embrassé ma jambe, un geste d’enfant qui m’immobilise un instant. Elle ne parle pas. Je vois sa chevelure noire ou brillent des fils d’argent, ses épaules, ses jambes sur le côté, un peu épaisses, mais aux genoux bien arrondis. Je me penche en avant, je dénoue ses mains, doigt par doigt, comme on déferait une corde. Je lui parle doucement, mais je n’explique rien, inutile, puisqu’elle sait ce que je suis venu lui dire. C’est la fin de ma vie ici, de notre vie la nuit dans sa boutique, pour elle le temps continuera, sans moi, sans souvenirs, à quoi bon ? Elle appartient à l’île, elle est de ces pierres et de ces champs de patates douces, elle est de ce peuple de pêcheuses d’ormeaux, même les cormorans ont plus d’importance pour elle. Ses mains glissent en arrière, elle s’est assise, elle tourne le dos à la porte quand je sors de la chambre et que j’entre dans la nuit noire.
Du pont du ferry je regarde le rivage de l’île qui s’éloigne. La nuit tombe déjà, la nuit d’hiver, entre tempête et calme ennui. Quand suis-je arrivé sur l’île ? Il y a trente ans, tout était différent. Je croyais renaître. Mais rien n’a pu être sauvé.
Le patron du Happy Day ne m’a guère laissé le choix : « Partez maintenant, ou bien la police s’occupera de vous. » Il paraît qu’ici on met en prison les adultères. Mais je comprends bien que ce n’est pas la raison de mon expulsion. Peu à peu les pièces se sont mises en place. Je n’y ai pas pris garde, mais le passé est remonté à la surface, personne n’avait oublié. Le procès en cour martiale, la prison, l’errance. Mary, et puis maintenant June, l’enfant pervertie. Il paraît que je suis maudit.
J’ai voulu revoir June avant mon départ. J’ai appris par les femmes de la mer qui vendent leurs coquillages au restaurant de l’hôtel que la petite a failli se noyer. Elle a été sauvée de justesse par les pêcheuses, alertées par la mère de June. Quand elles l’ont tirée sur le rivage, elle avait cessé de respirer, mais la mère de June a fait les gestes nécessaires, elle a soufflé dans sa bouche, et June est revenue à la vie.
Quand je me suis présenté chez elle, j’ai trouvé porte close. J’ai frappé, et au bout d’un moment la voix de la mère de June a répondu à travers la porte : « Partez. Monsieur, partez s’il vous plaît. » Je n’ai pas insisté. Dans la rue, j’ai croisé ce drôle de type qui vit chez la mère de June, je ne sais pas son nom, il m’a regardé de ses yeux de chien de merde, puis il a fait un détour. La tempête, en passant sur l’île, m’a vidé de toute ma rancœur. Je me sens léger. En préparant mon sac, je me suis même surpris à siffloter. Un air que Mary chantait, du temps où elle faisait sa tournée des bars à Bangkok.
J’ai écrit une lettre à June, sur un cahier d’écolier. Je voulais lui dire tout ce qu’elle m’a donné, tout ce qu’elle m’a appris. Je voulais lui dire aussi que l’amertume est un don précieux, qui donne du goût à la vie. Mais je n’étais pas sûr qu’elle comprenne, et d’ailleurs je ne voyais pas comment je pouvais lui faire parvenir le cahier, je l’ai gardé avec moi. Un jour peut-être je trouverai le moyen de le lui donner. Dans un autre lieu. Dans une autre vie.
Je n’ai salué personne. J’ai réglé ma note à l’hôtel, le proprio a empoché les billets après les avoir comptés avec la dextérité d’un joueur de poker. Puis il a fermé la porte de son appartement, et il est retourné regarder son match de base-ball à la télé.
« Oh happy days, oh happy days … » je crois que c’est ce que j’ai chantonné dans ma tête en marchant sous le crachin vers le môle. Contre toute vraisemblance, j’ai imaginé un instant que June m’attendait sur l’embarcadère. J’ai cru reconnaître sa silhouette parmi les passagers qui faisaient la queue devant la coupée. Mais quand je me suis approché, j’ai vu, au lieu d’une enfant aux cheveux dénoués, une petite vieille rougeaude et grassouillette qui m’a souri de sa bouche édentée.
Je pars sans regret. Je n’emporte pas ma canne ni mon attirail de pêcheur du dimanche. Je n’en aurai plus besoin. Je n’aurai plus jamais à tromper l’ennui du monde, je suis libre. Sans doute plus très jeune, plus très vaillant, mais prêt à prendre une place, n’importe quelle place. Tout est dans le jeu des déplacements. Tu bouges un caillou, l’adversaire propose un brin d’algue, une plume de cormoran, une écaille d’huître. Et tu as trouvé d’un coup, d’un seul, la pierre noire, lisse, nue, lourde, qui te donne la victoire.
Je suis convalescente. C’est du moins ce qu’a dit le docteur, après avoir constaté que ma fièvre était tombée. Trente-huit deux ce matin. Les douleurs dans ma tête s’estompent, et le goût âcre dans ma bouche devient plus familier. Un peu le goût du café noir, que je réclame, et ma mère n’a plus d’objection. Il paraît que je suis grande maintenant. Les saignements ont repris, ma mère en a été bien soulagée. J’imagine qu’un instant elle a cru que j’attendais un bébé. C’est qu’elle s’y connaît, elle qui est tombée enceinte de moi quand elle avait dix-huit ans ! Le connard est enfin parti, ma mère l’a chassé, quand les femmes de la mer m’ont portée sur leur brouette à moteur jusqu’à la porte de chez nous. Il paraît qu’il s’est approché pendant qu’on me déshabillait, et que j’étais furieuse, je criais qu’il était un pervers et un pédophile. Nous avons vécu sans nous quitter, maman et moi, tous les jours qui ont suivi ma noyade. Elle sortait un peu pour acheter à manger, du poisson séché, des boîtes de corned-beef. Avec la tempête, on ne trouve plus ce qu’on veut dans les magasins. Il y a même des choses qui manquent complètement, par exemple le dentifrice. Mais ça n’est pas grave, on se lave très bien les dents avec du bicarbonate de soude.
On s’est parlé, tous les jours. On s’est parlé comme on ne l’avait pas fait depuis mon enfance. Maman est très belle, pas brune et frisée comme moi, elle est très blanche, avec des cheveux lisses mêlés de fils d’argent. Elle me demande de lui arracher ses cheveux blancs, mais moi je refuse, je voudrais que rien d’elle ne se perde, que rien d’elle ne change.
C’est la première fois qu’elle me parle vraiment de mon père. « Il était grand et fort comme toi », dit-elle. Elle n’a jamais dit son nom. Elle rit un peu, elle prétend qu’elle l’a oublié.
« Pourquoi est-il parti ? Pourquoi t’a-t-il laissée ? »
Elle a hésité sur la réponse. Enfin : « Les hommes sont comme ça. Ils s’en vont. Ils ne restent pas. »
Je m’énerve un peu. Je me redresse, je crie : « Ça n’est pas vrai ! Tu ne veux pas me l’avouer, il n’est pas parti sans rien dire ! »
Maman cherche avant tout à me calmer. « Bien sûr qu’il y a des raisons, nous n’étions pas mariés, quand je lui ai dit que je t’attendais, je voulais qu’on se marie tout de suite, il m’a répondu qu’il ne pouvait pas, que ce n’était pas le moment. J’étais naïve, j’ai cru qu’il disait la vérité. Lui, il a fait une demande pour être muté, il a quitté la base, mais je ne savais rien. Un jour, j’ai téléphoné, on m’a dit qu’il était parti. » Maman rit, un rire un peu grinçant. Avec le temps, tout devient comique. « J’ai demandé où il était, mais on n’a pas voulu me donner d’adresse, il paraît que c’est un secret pour les militaires. Il était parti sans laisser d’adresse. On m’a conseillé d’écrire, que l’armée ferait suivre. J’ai envoyé beaucoup de lettres. J’ai même envoyé ta photo quand tu es née, il n’a jamais répondu. Peut-être qu’il est mort, mais même ça les militaires n’ont pas le droit de le faire savoir. »
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