« Hé ! Kalla ! Illa ! Zemzar ! Horriya ! Habib ! Cherara ! Haïm !… »
Quand elle crie le dernier nom, la mouette penche sa tête et la regarde, et elle se met à faire des cercles au-dessus de la jeune fille.
« Haïm ! Haïm ! » crie encore Lalla, et elle est sûre maintenant que c’est le nom du marin qui s’est perdu autrefois en mer, parce que c’est un nom qui veut dire : l’Errant.
« Haïm ! Haïm ! Viens, je t’en prie ! »
Mais la mouette blanche trace encore un cercle, puis elle s’en va dans le vent, le long de la plage, vers l’endroit où se rassemblent les autres mouettes, chaque matin, avant de prendre leur vol vers le dépotoir de la ville.
Lalla frissonne un peu, parce qu’elle vient de ressentir le froid de la mer et du vent. Le soleil n’est pas loin maintenant. La lueur rose et jaune est en train de naître derrière les collines de pierres où vit le Hartani. Sur la peau de Lalla, la lumière fait briller les gouttes d’eau de mer, parce qu’elle a la chair de poule. Le vent souffle fort, et le sable a presque entièrement recouvert la robe bleue de Lalla. Sans attendre d’être sèche, elle se rhabille et elle repart, moitié en courant, moitié en marchant, vers la Cité.
Accroupie devant la porte de sa maison, Aamma est en train de faire cuire les beignets de farine dans la grande marmite pleine d’huile bouillante. Le brasero de terre fait une lueur rouge dans l’ombre qui traîne encore près des maisons.
Ça, c’est peut-être le moment de la fête que Lalla préfère. Encore frissonnante de la fraîcheur de la mer, elle s’assoit devant le brasero brûlant, et elle mange les beignets qui crépitent, en savourant le goût de la pâte douce et le parfum âcre de l’eau de mer qui est resté au fond de sa gorge. Aamma voit ses cheveux mouillés et elle la gronde un peu, mais pas trop parce que c’est un jour de fête. Les enfants d’Aamma viennent s’asseoir à leur tour près du brasero, les yeux encore gonflés de sommeil, puis Selim le Soussi. Ils mangent les beignets sans rien dire, en puisant dans le grand plat de terre-plein de beignets couleur d’ambre. Le mari d’Aamma mange lentement, en faisant aller ses mâchoires comme s’il ruminait, et de temps à autre il s’arrête de manger pour lécher les gouttes d’huile qui coulent le long de ses mains. Il parle un peu tout de même, pour dire des choses sans importance que personne n’écoute.
Ce jour-là, il y a comme un goût de sang, parce que c’est le jour où le mouton doit être tué. Ça fait une impression bizarre, comme s’il y avait quelque chose de dur et de tendu, le souvenir d’un mauvais rêve qui fait battre le cœur. Les hommes et les femmes sont joyeux, tout le monde est joyeux parce que c’est la fin du jeûne et qu’on va pouvoir manger sans s’arrêter jusqu’à ce qu’on soit repu. Mais Lalla n’arrive pas à être tout à fait contente à cause du mouton. C’est difficile à dire, c’est comme une hâte à l’intérieur de son corps, une envie de s’enfuir. Elle pense à cela surtout les jours de fête. Peut-être qu’elle est comme le Hartani, et que les fêtes ne sont pas pour elle.
Vient le boucher, pour tuer le mouton. Quelquefois c’est Naman le pêcheur, parce qu’il est juif et qu’il peut tuer le mouton sans déshonneur. Ou bien c’est un homme venu d’ailleurs, un Aissaoua qui a de grands bras musclés et un visage méchant. Lalla le déteste. Pour Naman, ce n’est pas pareil, il fait cela seulement quand on le lui demande, pour rendre service, et il n’accepte pas d’autre paye qu’un morceau de viande rôtie. Mais le boucher, lui, est méchant, et il ne tue le mouton que si on lui donne de l’argent. L’homme emmène la bête en tirant sur la corde, et Lalla s’échappe jusqu’à la mer, pour ne pas entendre les cris déchirants du mouton qu’on tire jusqu’à la place de terre battue, non loin de la fontaine, et pour ne pas voir le sang qui jaillit par saccades quand le boucher tranche la gorge de l’animal avec son grand couteau aigu, le sang noir qui emplit les cuvettes émaillées en fumant. Mais Lalla ne tarde pas à revenir, parce qu’il y a au fond d’elle ce désir qui vibre, cette faim. Quand elle retourne près de la maison d’Aamma, elle entend le bruit clair du feu qui crépite, elle sent l’odeur exquise de la viande qui grille. Pour faire rôtir les meilleurs morceaux du mouton, Aamma ne veut pas qu’on l’aide. Elle préfère rester seule accroupie devant le feu, et elle tourne elle-même les broches, les bouts de fil de fer sur lesquels sont enfilés les morceaux de viande. Quand les gigots et les côtes sont bien cuits, elle les retire du feu et elle les met dans un grand plat de terre cuite posé à même les braises. Ensuite, elle appelle Lalla, parce que c’est le moment de boucaner. Ça, c’est aussi un des moments de la fête que Lalla préfère. Elle s’assoit près du feu, pas très loin d’Aamma. Lalla regarde son visage à travers les flammes et les fumées. De temps en temps, il y a des volutes de fumée noire, quand Aamma jette dans le feu une poignée d’herbes humides, ou du bois vert.
Aamma parle un peu, par instants, en préparant la viande, et Lalla l’écoute, en même temps que les craquements du feu, les cris des enfants qui jouent autour, et les voix des hommes ; elle sent l’odeur chaude et forte qui imprègne son visage, ses cheveux, ses vêtements. Avec un petit couteau, Lalla découpe la viande en fines lanières, et elle les place sur des claies de bois vert, suspendues au-dessus du feu, là où la fumée se sépare des flammes. C’est le moment aussi où Aamma parle des temps anciens, de la vie dans les terres du Sud, de l’autre côté des montagnes, là où commence le sable du désert et où les sources d’eau sont bleues comme le ciel.
« Parle-moi d’Hawa, s’il te plaît, Aamma », dit encore Lalla.
Et comme la journée est longue, et qu’il n’y a rien d’autre à faire que regarder les lanières de viande qui sèchent dans les tourbillons de fumée, en les déplaçant un peu de temps en temps avec une brindille, ou bien en se léchant les doigts pour ne pas se brûler, alors Aamma commence à parler. Sa voix est lente et hésitante au début, comme si elle faisait des efforts pour se souvenir, et ça va bien avec la chaleur du soleil qui avance très lentement dans le ciel bleu, avec le craquement des flammes, avec l’odeur de la viande et de la fumée.
« Lalla Hawa (c’est comme cela qu’Aamma l’appelle) était plus âgé que moi, mais je me souviens bien la première fois qu’elle est entrée dans la maison, quand ton père est venu avec elle. Elle venait du Sud, du grand désert, et c’est là qu’il l’avait connue, parce que sa tribu était du Sud, dans la Saguiet el Hamra, près de la ville sainte de Smara, et sa tribu était de la famille du grand Ma el Aïnine, celui qu’on appelait l’Eau des Yeux. Mais sa tribu avait dû partir de ses terres, parce que les soldats des Chrétiens les avaient chassés de chez eux, hommes, femmes et enfants, et ils avaient marché pendant des jours et des mois à travers le désert. C’est ce que ta mère nous a raconté plus tard. Nous étions pauvres en ce temps-là, dans le Souss, mais nous étions heureux ensemble, parce que ton père aimait beaucoup Lalla Hawa. Elle savait rire et chanter, elle jouait même de la guitare, elle s’asseyait au soleil devant la porte de notre maison, et elle chantait des chansons… »
« Qu’est-ce qu’elle chantait, Aamma ? »
« C’étaient des chants du Sud, certains dans la langue des chleuhs, des chants d’Assaka, de Goulimine, de Tan-Tan, mais je ne pourrais pas les chanter comme elle. »
« Cela ne fait rien, Aamma, chante seulement pour que j’entende. »
Alors Aamma chante à voix basse, à travers le bruit de la flamme qui crépite. Lalla retient son souffle pour mieux entendre la chanson de sa mère.
Читать дальше