L’odeur de chèvre et de mouton du Hartani se mêle à l’odeur de la jeune fille. Elle sent la chaleur de ses mains, la sueur mouille son front et colle ses cheveux.
Tout d’un coup, Lalla ne comprend plus ce qui lui arrive. Elle a peur, elle secoue la tête et cherche à échapper à l’étreinte du berger qui maintient ses bras contre la pierre et noue ses longues jambes dures contre les siennes. Lalla voudrait crier, mais comme dans un rêve, pas un son ne peut sortir de sa gorge. L’ombre humide l’enserre et voile ses yeux, le poids du corps du berger l’empêche de respirer. Enfin, dans un déchirement, elle peut crier, et sa voix résonne comme le tonnerre sur les parois de la grotte. Les chauves-souris, brusquement réveillées, commencent à tourbillonner entre les murs, avec leur bruit d’ailes et leur grincement.
Déjà le Hartani est debout sur la pierre, il s’écarte un peu. Ses longs bras gesticulent pour écarter les nuages de chauves-souris ivres qui oscillent autour de lui. Lalla ne voit pas son visage, parce que l’ombre de la grotte est devenue plus épaisse, mais elle devine l’angoisse qui est en lui. Une grande tristesse vient en elle, monte sans s’arrêter. Elle n’a plus peur de l’ombre, ni des chauves-souris. C’est elle maintenant qui prend la main du Hartani, et elle sent qu’il tremble terriblement, qu’il est tout agité de soubresauts. Il ne bouge pas. Le buste rejeté en arrière, un bras devant les yeux pour ne plus voir les chauves-souris, il tremble si fort que ses dents claquent. Alors Lalla le guide vers la porte de la grotte, et c’est elle qui le tire au-dehors, jusqu’à ce que le soleil inonde leurs têtes et leurs épaules.
À la lumière du jour, le Hartani a un visage si défait, si piteux que Lalla ne peut pas s’empêcher de rire. Elle essuie les traces de terre mouillée sur sa robe déchirée, et sur la longue chemise du Hartani. Puis ensemble ils redescendent la pente vers le plateau de pierres. Le soleil brille fort sur les cailloux aigus, la terre est blanche et rouge sous le ciel presque noir.
C’est comme de plonger la tête la première dans l’eau froide quand on a eu très chaud, et de nager longtemps, pour laver tout son corps. Puis ils se mettent à courir à travers le plateau de pierres, aussi vite qu’ils peuvent, en bondissant par-dessus les rochers, jusqu’à ce que Lalla s’arrête, à bout de souffle, pliée en deux par un point de côté. Le Hartani continue à bondir de roche en roche comme un animal, puis il s’aperçoit que Lalla n’est plus derrière lui, et il fait un grand cercle pour revenir en arrière. Ensemble ils restent assis au soleil, sur une pierre, en se tenant très fort par la main. Le soleil décline vers l’horizon, le ciel devient jaune. De loin en loin, dans les collines, dans les creux des vallées, les sifflements aigus des bergers se parlent, se répondent.
Lala aime le feu. Il y a toutes sortes de feux, ici, dans la Cité. Il y a les feux du matin, quand les femmes et les petites filles font cuire le repas dans les grandes marmites noires, et que la fumée court le long de la terre, mêlée à la brume de l’aube, juste avant que le soleil apparaisse au-dessus des collines rouges. Il y a les feux d’herbes et de branches, qui brûlent longtemps, tous seuls, presque étouffés, sans flammes. Il y a les feux des braseros, vers la fin de l’après-midi, dans la belle lumière du soleil qui décline, au milieu des reflets de cuivre. La fumée basse rampe comme un long serpent vague, appuyée de maison en maison, jetant des anneaux gris vers la mer. Il y a les feux qu’on allume sous les vieilles boîtes de conserve, pour faire chauffer le goudron, pour boucher les trous des toits et des murs.
Ici tout le monde aime le feu, surtout les enfants et les vieux. Chaque fois qu’un feu s’allume, ils vont s’asseoir tout autour, accroupis sur leurs talons, et ils regardent les flammes qui dansent avec des yeux vides. Ou bien ils jettent de temps à autre de petites brindilles sèches qui s’embrasent d’un coup en crépitant, et des poignées d’herbe qui se consument en faisant des tourbillons bleutés.
Lalla va s’asseoir dans le sable, au bord de la mer, là où Naman le pêcheur a allumé son grand feu de branches pour chauffer la poix, pour calfater son bateau. C’est vers le soir, l’air est très doux, très tranquille. Le ciel est bleu léger, transparent, sans un nuage.
Au bord de la mer, il y a toujours ces arbres un peu maigres, brûlés par le sel et par le soleil, au feuillage fait de milliers de petites aiguilles gris-bleu. Quand Lalla passe près d’eux, elle cueille une poignée d’aiguilles pour le feu de Naman le pêcheur, et elle en met aussi quelques unes dans sa bouche, pour mâcher lentement, en marchant. Les aiguilles sont salées, âcres, mais cela se mélange avec l’odeur de la fumée et c’est bien.
Naman fait son feu n’importe où, là où il trouve de grosses branches mortes échouées dans le sable. Il fait un tas avec les branches, et il bourre les creux avec des brindilles sèches qu’il va chercher dans la lande, de l’autre côté des dunes. Il met aussi du varech séché, et des chardons morts. Ça, c’est quand le soleil est encore haut dans le ciel. La sueur coule sur le front et sur les joues du vieil homme. Le sable brûle comme du feu.
Ensuite il allume le feu avec son briquet à amadou, en faisant bien attention à mettre la flamme du côté où il n’y a pas de vent. Naman sait très bien faire le feu, et Lalla regarde tous ses gestes avec attention, pour apprendre. Il sait choisir l’endroit, ni trop exposé, ni trop abrité, dans le creux des dunes.
Le feu prend et s’éteint deux ou trois fois, mais Naman n’a pas l’air d’y faire attention. Chaque fois que la flamme s’étouffe, il fourrage dans les brindilles avec sa main, sans craindre de se brûler. Le feu est comme cela, il aime ceux qui n’ont pas peur de lui. Alors la flamme jaillit de nouveau, pas très grande d’abord, on voit juste sa tête qui brille entre les branches, puis d’un coup elle embrase toute la base du foyer, en faisant une grande lumière et en craquant beaucoup.
Quand le feu est fort, Naman le pêcheur dresse au-dessus le trépied de fonte sur lequel il pose la grande marmite de poix. Puis il s’assoit dans le sable, et il regarde le feu, en jetant de temps à autre une brindille que les flammes dévorent aussitôt. Alors les enfants viennent aussi s’asseoir. Ils ont senti l’odeur de la fumée, et ils sont venus de loin, en courant le long de la plage. Ils poussent des cris, ils s’appellent, ils rient aux éclats, parce que le feu est magique, il donne aux gens l’envie de courir et de crier et de rire. À ce moment-là, les flammes sont bien hautes et claires, elles bougent et craquent, elles dansent, et on voit toutes sortes de choses dans leurs plis. Ce que Lalla aime surtout, c’est à la base du foyer, les tisons très chauds que les flammes enveloppent, et cette couleur brûlante, qui n’a pas de nom, et qui ressemble à la couleur du soleil.
Elle regarde aussi les étincelles qui montent le long de la fumée grise, qui brillent et s’éteignent, qui disparaissent dans le ciel bleu. La nuit, les étincelles sont encore plus belles, pareilles à des nuées d’étoiles filantes.
Les mouches de sable sont venues elles aussi, attirées par l’odeur du varech qui brûle et par l’odeur de la poix chaude, et irritées par les volutes de fumée. Naman ne fait pas attention à elles. Il regarde seulement le feu. De temps à autre, il se lève, il trempe un bâton dans la marmite de poix pour voir si elle est assez chaude, puis il tourne le liquide épais, en clignant des yeux à cause de la fumée qui tourbillonne. Son bateau est à quelques mètres, sur la plage, la quille en l’air, prêt à être calfaté. Le soleil décline vite, maintenant, il s’approche des collines desséchées, de l’autre côté des dunes. L’ombre augmente. Les enfants sont assis sur la plage, serrés les uns contre les autres, et leurs rires diminuent un peu. Lalla regarde Naman, elle essaie de voir la lumière claire, couleur d’eau, qui luit dans son regard. Naman la reconnaît, il lui fait un petit signe amical de la main, puis il dit tout de suite, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde :
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