D’ailleurs, les gens n’aiment pas trop qu’elle aille si souvent voir le Hartani. Peut-être qu’ils ont peur qu’elle devienne « mejnoun » elle aussi, qu’elle prenne les esprits malins qu’il y a dans le corps du berger. Le fils aîné d’Aamma dit que le Hartani est un voleur, parce qu’il a de l’or dans un petit sac de cuir qu’il porte autour de son cou.
Mais Lalla sait que ce n’est pas vrai. L’or, c’est le Hartani qui l’a trouvé un jour, dans le lit d’un torrent à sec. Il a pris Lalla par la main et il l’a guidée jusqu’au fond de la crevasse, et là, dans le sable gris du torrent, Lalla a vu la poudre d’or qui brillait.
« Ce n’est pas un garçon pour toi », dit Aamma, quand Lalla revient du plateau de pierres.
Le visage de Lalla est maintenant aussi noir que celui du Hartani, à cause du soleil qui brûle plus fort là-haut. Quelquefois Aamma ajoute :
« Tu ne vas tout de même pas te marier avec le Hartani ? »
« Pourquoi pas ? » dit Lalla. Et elle hausse les épaules.
Elle n’a pas envie de se marier, elle n’y pense jamais. À l’idée qu’elle pourrait se marier avec le Hartani, elle se met à rire.
Pourtant, chaque fois qu’elle peut, quand elle a décidé qu’elle a terminé son travail, Lalla sort de la Cité et elle va vers les collines où sont les bergers. C’est à l’est de la Cité, là où commencent les terres sans eau, les hautes falaises de pierre rouge. Elle aime bien marcher sur le sentier très blanc qui serpente entre les collines, en écoutant la musique aiguë des criquets, en regardant les traces des serpents dans le sable.
Un peu plus loin, elle entend les sifflements des bergers. Ce sont pour la plupart des jeunes enfants, garçons et filles, qui sont dispersés un peu partout dans les collines avec leurs troupeaux de moutons et de chèvres. Ils sifflent comme cela pour s’appeler, pour se parler, ou pour faire peur aux chiens sauvages.
Lalla aime bien marcher entre les collines, les yeux plissés très fort à cause de la lumière blanche, avec tous ces sifflements qui jaillissent de tous les côtés. Ça la fait frissonner un peu, malgré la chaleur, ça fait battre son cœur plus vite. Quelquefois elle s’amuse à leur répondre.
C’est le Hartani qui lui a montré comment on fait, en mettant deux doigts dans sa bouche.
Quand les jeunes bergers viennent la voir sur le chemin, ils restent d’abord un peu à distance, parce qu’ils sont plutôt méfiants. Ils ont des visages lisses, couleur de cuivre brûlé, avec des fronts bombés et des cheveux d’une drôle de couleur, presque rouges. C’est le soleil et le vent du désert qui ont brûlé leur peau et leurs cheveux. Ils sont en haillons, vêtus seulement de longues chemises de toile écrue, ou de robes faites dans des sacs de farine. Ils n’approchent pas parce qu’ils parlent le chleuh, et qu’ils ne comprennent pas la langue que parlent les gens dans la vallée. Mais Lalla les aime bien, et ils n’ont pas peur d’elle. Elle leur porte quelquefois à manger, ce qu’elle a pu prendre en cachette dans la maison d’Aamma, un peu de pain, des biscuits, des dattes séchées.
Il n’y a que le Hartani qui puisse rester avec eux, parce qu’il est berger comme eux, et parce qu’il ne vit pas avec les gens de la Cité. Quand Lalla est avec lui, loin au milieu du plateau de pierres, ils arrivent en sautant d’un rocher à l’autre, sans faire de bruit. Mais ils sifflent de temps en temps pour prévenir. Quand ils arrivent, ils entourent le Hartani, en parlant très vite dans leur langue étrange, qui fait un bruit d’oiseaux. Puis ils repartent très vite, bondissant à travers le plateau de pierres, toujours en sifflant, et quelquefois le Hartani se met à courir avec eux, et même Lalla essaie de les suivre, mais elle ne sait pas bondir aussi vite qu’eux. Tous, ils rient très fort en la regardant, et ils continuent à courir en poussant de grands éclats de rire joyeux.
Ils partagent leur repas, sur les rochers blancs, au milieu du plateau. Sous leur chemise, ils portent noué contre leur poitrine un linge qui contient un peu de pain noir, des dattes, des figues, du fromage séché. Ils donnent un morceau au Hartani, un morceau à Lalla, et en échange, elle leur donne un peu de son pain blanc. Parfois elle apporte une pomme rouge, qu’elle a achetée à la Coopérative. Le Hartani sort son petit couteau sans manche et il partage la pomme en lamelles, pour que chacun en ait un morceau.
C’est bien, l’après-midi, sur le plateau de pierres. La lumière du soleil n’arrête pas de bondir sur les angles des cailloux, on est tout entouré d’étincelles. Le ciel est bleu profond, sombre, sans cette vapeur blanche qui vient de la mer et des fleuves. Quand le vent souffle avec force, il faut s’enfoncer dans les trous des rochers pour se protéger du froid, et alors on n’entend plus que le bruit de l’air qui siffle sur la terre, entre les broussailles. Ça fait un bruit comme la mer, mais plus lent, plus long. Lalla écoute le bruit du vent, elle écoute les voix grêles des enfants bergers et aussi les bêlements lointains des troupeaux. Ce sont les bruits qu’elle aime le mieux au monde, avec les cris des mouettes et le fracas des vagues. Ce sont des bruits comme s’il ne pouvait jamais rien arriver de mal sur la terre.
Un jour, comme cela, après avoir mangé du pain et des dattes, Lalla a suivi le Hartani jusqu’au pied des collines rouges, là où sont les grottes. C’est là que dort le berger, à la saison sèche, quand le troupeau de chèvres doit s’éloigner pour trouver de nouvelles pâtures. Dans la falaise rouge, il y a ces trous noirs, à demi cachés par les buissons d’épines. Certains de ces trous sont à peine grands comme des terriers, mais quand on entre, la caverne s’agrandit et devient vaste comme une maison, et si fraîche.
Lalla est entrée comme cela, à plat ventre, en suivant le Hartani. Au commencement, elle ne voyait plus rien, et elle avait peur. Tout d’un coup, elle s’est mise à crier :
« Hartani ! Hartani ! »
Le berger est revenu en arrière, il l’a prise par le bras, et il l’a hissée à l’intérieur de la grotte. Alors, quand la vue lui est revenue, Lalla a aperçu la grande salle. Les murs étaient si hauts qu’on n’en voyait pas la fin, avec des taches grises et bleues, des marques d’ambre, de cuivre. L’air était gris, à cause de la lumière rare qui venait des trous dans la falaise. Lalla a entendu un grand battement d’ailes, et elle s’est serrée contre le berger. Mais ce n’étaient que des chauves-souris dérangées dans leur sommeil. Elles sont allées se percher un peu plus loin, en grinçant et en crissant.
Le Hartani s’est assis sur une grande pierre plate, au centre de la grotte, et Lalla s’est assise à côté de lui. Ensemble, ils ont regardé la lumière éblouissante qui entre par l’ouverture de la grotte, devant eux. Dans la grotte, il y a l’ombre, l’humidité de la nuit perpétuelle, mais au-dehors, sur le plateau de pierres, la lumière blesse les yeux. C’est comme d’être dans un autre pays, dans un autre monde. C’est comme d’être au fond de la mer.
Lalla ne parle pas, maintenant, elle n’a pas envie de parler. Comme le Hartani, elle est du côté de la nuit. Son regard est sombre comme la nuit, sa peau est couleur d’ombre.
Lalla sent la chaleur du corps du berger, tout près d’elle, et la lumière de son regard entre en elle peu à peu. Elle voudrait bien arriver jusqu’à lui, jusqu’à son règne, être tout à fait avec lui, pour qu’il puisse enfin l’entendre. Elle approche sa bouche de son oreille, elle sent l’odeur de ses cheveux, de sa peau, et elle dit son nom très doucement, presque muettement. L’ombre de la grotte est autour d’eux, elle les enveloppe comme un voile léger et solide. Lalla entend avec netteté les bruits de l’eau qui ruisselle le long des murs de la grotte, et les petits cris que font les chauves-souris dans leur sommeil. Quand sa peau touche celle du Hartani, cela fait une onde de chaleur bizarre dans son corps, un vertige. C’est la chaleur du soleil qui est entrée tout le jour dans leurs corps, et qui jaillit maintenant, en longues ondes fiévreuses. Leurs souffles se touchent aussi, se mêlent, car il n’y a plus besoin de paroles, mais seulement de ce qu’ils sentent. C’est une ivresse qu’elle ne connaît pas encore, née de l’ombre de la grotte, en quelques instants, comme si depuis longtemps les murailles de pierre et l’ombre humide attendaient qu’ils viennent, pour libérer son pouvoir. Le vertige tourne de plus en plus vite dans le corps de Lalla, et elle entend distinctement les battements de son sang, mêlés aux bruits des gouttes d’eau sur les murs et aux petits cris des chauves-souris. Comme si leurs corps ne faisaient plus qu’un avec l’intérieur de la grotte, ou bien prisonniers dans les entrailles d’un géant.
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