Aamma parle lentement, dans la maison obscure, et Lalla croit entendre la voix de l’Homme Bleu.
« Il enseignait comme cela la Sunna, pas avec les mots de la parole, mais avec des gestes et des prières, pour obliger les visiteurs à s’humilier dans leur cœur. Mais quand c’étaient des gens simples qui venaient, ou des enfants, Al Azraq était très doux avec eux, il leur disait des paroles très douces, il leur racontait des légendes merveilleuses, parce qu’il savait qu’eux n’avaient pas le cœur endurci et qu’ils étaient vraiment près de Dieu. C’est pour eux qu’il faisait parfois des miracles, pour les aider, parce qu’ils n’avaient pas d’autre recours. »
Aamma hésite :
« Je t’ai raconté le miracle de la source d’eau qu’il a fait jaillir sous un rocher ? »
« Oui, mais raconte-le encore une fois », dit Lalla.
C’est l’histoire qu’elle aime le mieux au monde. Chaque fois qu’elle l’entend, elle sent quelque chose d’étrange qui bouge au fond d’elle, comme si elle allait pleurer, comme un frisson de fièvre. Elle pense comment tout s’est passé, il y a très longtemps, aux portes du désert, dans un village de boue et de palmes, avec une grande place vide où vrombissent les guêpes, et l’eau de la fontaine qui brille au soleil, lisse comme un miroir où se reflètent les nuages et le ciel. Sur la place du village il n’y a personne, car le soleil brûle très fort, et tous les hommes sont à l’abri, dans la fraîcheur de leurs maisons. Sur l’eau de la fontaine immobile, ouverte comme un œil qui regarde le ciel, passe de temps en temps le lent frisson de l’air embrasé qui jette une poudre fine et blanche à la surface, comme une taie imperceptible qui fond aussitôt. L’eau est belle et profonde, bleu-vert, silencieuse, immobile dans le creux de la terre rouge où les pieds nus des femmes ont laissé des traces luisantes. Seules les guêpes vont et viennent au-dessus de l’eau, frôlent la surface, repartent vers les maisons où montent les fumées des braseros.
« C’était une femme qui allait chercher une cruche d’eau à la fontaine. Personne ne se souvient plus de son nom maintenant, parce que cela s’est passé il y a très longtemps. Mais c’était une très vieille femme, qui n’avait plus de forces, et quand elle est arrivée à la fontaine, elle pleurait et elle se lamentait parce qu’elle avait beaucoup de chemin à faire pour rapporter l’eau chez elle. Elle restait là, accroupie par terre, à pleurer et à gémir. Alors tout d’un coup, sans qu’elle l’ait entendu venir, Al Azraq était debout à côté d’elle… »
Lalla le voit distinctement maintenant. Il est grand et maigre, enveloppé de son manteau couleur de sable. Son visage est caché par son voile, mais ses yeux brillent d’une étrange lumière qui apaise et fortifie comme la flamme d’une lampe. Elle le reconnaît maintenant. C’est lui qui apparaît sur le plateau de pierre, là où commence le désert, et qui entoure Lalla de son regard, avec tant d’insistance et de force qu’elle en ressent un vertige. Il vient comme cela, silencieusement comme une ombre, il sait être là quand il le faut.
« La vieille femme continuait à pleurer, alors Al Azraq lui a demandé doucement pourquoi elle pleurait. »
Mais on ne peut avoir peur quand il arrive silencieusement, comme surgi du désert. Son regard est plein de bonté, sa voix est lente et calme, son visage même resplendit de lumière.
« La vieille femme lui a dit sa tristesse, sa solitude, parce que sa maison était très loin de l’eau et qu’elle n’avait pas la force de rentrer en portant la cruche… »
Sa voix et son regard sont une seule et même chose, comme s’il savait déjà ce qui doit venir, dans l’avenir, et qu’il connaissait le secret des destinées humaines.
« Ne pleure pas pour cela, a dit Al Azraq, je vais t’aider à retourner chez toi. Et il l’a guidée par le bras jusque chez elle, et quand ils sont arrivés devant sa maison, il lui a dit simplement : soulève cette pierre au bord du chemin, et tu ne manqueras plus jamais d’eau. Et la vieille femme a fait ce qu’il a dit, et sous la pierre, il y avait une source d’eau très claire qui a jailli, et l’eau s’est répandue alentour, jusqu’à former une fontaine plus belle et plus fraîche que nulle autre dans le pays. Alors la vieille femme a remercié Al Azraq, et plus tard, les gens sont venus de tous les environs pour voir la fontaine, et pour goûter de son eau, et tous louaient Al Azraq qui avait reçu un tel pouvoir de Dieu. »
Lalla pense à la fontaine jaillie de sous la pierre, elle pense à l’eau très claire et lisse qui brillait dans la lumière du soleil. Elle y pense longtemps, dans la pénombre, tandis qu’Aamma continue à pétrir la pâte du pain. Et l’ombre de l’Homme Bleu se retire, silencieusement, comme elle était venue, mais son regard plein de force reste suspendu au-dessus d’elle, et l’enveloppe comme un souffle.
Aamma se tait maintenant, elle ne dit plus rien du tout. Elle continue à frapper et à masser la pâte dans le grand plat de terre qui oscille. Peut-être qu’elle pense, elle aussi, à la belle fontaine d’eau profonde jaillie sous la pierre du chemin, comme la vraie parole d’Al Azraq, la vraie voie.
La lumière est belle, ici, sur la Cité, tous les jours. Lalla n’avait jamais fait tellement attention à la lumière, jusqu’à ce que le Hartani lui apprenne à la regarder. C’est une lumière très claire, surtout le matin, juste après le lever du soleil. Elle éclaire les rochers et la terre rouges, elle les rend vivants. Il y a des endroits pour voir la lumière. Le Hartani a conduit Lalla, un matin, jusqu’à un de ces endroits. C’est un gouffre qui s’ouvre au fond d’un ravin de pierres, et le Hartani est le seul à connaître cette cachette. Il faut bien savoir le passage. Le Hartani a pris la main de Lalla, et il l’a guidée le long de l’étroit boyau qui descend vers l’intérieur de la terre. Tout de suite, on sent la fraîcheur humide de l’ombre, et les bruits cessent, comme quand on plonge la tête sous l’eau. Le boyau s’enfonce loin sous la terre. Lalla a un peu peur, parce que c’est la première fois qu’elle descend à l’intérieur de la terre. Mais le berger serre fort sa main, et cela lui donne du courage.
Tout d’un coup, ils s’arrêtent : le long boyau est inondé de lumière, parce qu’il débouche en plein sur le ciel. Lalla ne comprend pas comment cela est possible, parce qu’ils n’ont pas cessé de descendre, mais c’est pourtant vrai : le ciel est là, devant elle, immense et léger. Elle reste immobile, le souffle arrêté, les yeux grands ouverts. Ici, il n’y a plus que le ciel, si clair qu’on croit être un oiseau en train de voler.
Le Hartani fait signe à Lalla de s’approcher de l’ouverture. Puis il s’assoit sur les pierres, lentement, pour ne pas créer d’éboulements. Lalla s’assoit un peu derrière lui, frissonnante à cause du vertige. En bas, tout en bas de la falaise, elle aperçoit-dans la brume la grande plaine déserte, les torrents asséchés. À l’horizon, il y a une vapeur ocre qui s’étale : c’est le commencement du désert. C’est là que Hartani s’en va, quelquefois, tout seul, sans rien emporter d’autre qu’un peu de pain enveloppé dans un mouchoir. C’est à l’est, là où la lumière du soleil est la plus belle, si belle qu’on voudrait faire comme le Hartani, courir pieds nus dans le sable, bondir par-dessus les pierres coupantes et les ravins, aller toujours plus loin dans la direction du désert.
« C’est beau, Hartani ! »
Parfois Lalla oublie que le berger ne peut pas comprendre. Quand elle lui parle, il tourne son visage vers elle, et ses yeux brillent, ses lèvres cherchent à imiter les mouvements du langage. Puis, il fait une grimace et Lalla se met à rire.
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