Quelquefois, Lalla parle au berger, elle lui dit, par exemple, « Biluuu-la ! », lentement, en le regardant au fond des yeux, et il y a une drôle de lumière qui éclaire ses yeux de métal sombre. Il pose la main sur les lèvres de Lalla, et il suit leur mouvement quand elle parle ainsi. Mais jamais il ne prononce une parole à son tour.
Puis, au bout d’un moment, il en a assez, il détourne son regard, il va s’asseoir plus loin, sur une autre pierre. Mais ça n’a pas d’importance au fond, parce que maintenant Lalla sait que les paroles ne comptent pas réellement. C’est seulement ce qu’on veut dire, tout à fait à l’intérieur, comme un secret, comme une prière, c’est seulement cette parole-là qui compte. Et le Hartani ne parle pas autrement, il sait donner et recevoir cette parole. Il y a tant de choses qui passent par le silence. Cela non plus, Lalla ne le savait pas avant d’avoir rencontré le Hartani. Les autres n’attendent que des paroles, ou bien des actes, des preuves, mais lui, le Hartani, il regarde Lalla, avec son beau regard de métal, sans rien dire, et c’est dans la lumière de son regard qu’on entend ce qu’il dit, ce qu’il demande.
Quand il est inquiet, ou quand il est au contraire très heureux, il s’arrête, il pose ses mains sur les tempes de Lalla, c’est-à-dire qu’il les tend de chaque côté de la tête de la jeune fille, sans la toucher, et il reste un long moment, le visage tout éclairé de lumière. Et Lalla sent la chaleur des paumes contre ses joues et contre ses tempes, comme s’il y avait un feu qui la chauffait. C’est une impression étrange, qui la remplit de bonheur à son tour, qui entre jusqu’au fond d’elle-même, qui la dénoue, l’apaise. C’est pour cela surtout que Lalla aime le Hartani, parce qu’il a ce pouvoir dans les paumes de ses mains. Peut-être qu’il est vraiment un magicien.
Elle regarde les mains du berger, pour comprendre. Ce sont de longues mains aux doigts minces, aux ongles nacrés, à la peau fine et brune, presque noire sur le dessus, et d’un rose un peu jaune en dessous, comme ces feuilles d’arbre qui ont deux couleurs.
Lalla aime beaucoup les mains du Hartani. Ce ne sont pas des mains comme celles des autres hommes de la Cité, et elle croit bien qu’il n’y en a pas d’autres comme celles-là dans tout le pays. Elles sont agiles et légères, pleines de force aussi, et Lalla pense que ce sont les mains de quelqu’un de noble, le fils d’un cheikh peut-être, ou peut-être même d’un guerrier de l’Orient, venu de Bagdad.
Le Hartani sait tout faire avec ses mains, pas seulement saisir les cailloux ou rompre le bois, mais faire des nœuds coulants avec les fibres du palmier, des pièges pour prendre les oiseaux, ou encore siffler, faire de la musique, imiter le cri de la perdrix, de l’épervier, du renard, et imiter le bruit du vent, de l’orage, de la mer. Surtout, ses mains savent parler. C’est cela que Lalla préfère. Quelquefois, pour parler, le Hartani s’assoit sur une grosse pierre plate, au soleil, les pieds sous sa grande robe de bure. Ses habits sont très clairs, presque blancs, et on ne voit alors que son visage et ses mains couleur d’ombre, et c’est comme cela qu’il commence à parler.
Ce ne sont pas vraiment des histoires qu’il raconte à Lalla. Ce sont plutôt des images qu’il fait naître dans l’air, rien qu’avec les gestes, avec ses lèvres, avec la lumière de ses yeux. Des images fugitives qui tracent des éclairs, qui s’allument et s’éteignent, mais jamais Lalla n’a rien entendu de plus beau, de plus vrai. Même les histoires que raconte Naman le pêcheur, même quand Aamma parle d’Al Azraq, l’Homme Bleu du désert, et de la fontaine d’eau claire qui a jailli sous une pierre, ce n’est pas aussi beau. Ce que dit le Hartani avec ses mains est insensé comme lui, mais c’est comme un rêve, parce que chaque image qu’il fait paraître vient à l’instant où on s’y attendait le moins, et pourtant c’était elle qu’on attendait. Il parle comme cela, pendant longtemps, il fait apparaître des oiseaux aux plumes écartées, des rochers fermés comme les poings, des maisons, des chiens, des orages, des avions, des fleurs géantes, des montagnes, le vent qui souffle sur les visages endormis. Tout cela ne veut rien dire, mais quand Lalla regarde son visage, le jeu de ses mains noires, elle voit ces images apparaître, si belles et neuves, éclatantes de lumière et de vie, comme si elles jaillissaient vraiment au creux de ses mains, comme si elles sortaient de ses lèvres, sur le rayon de ses yeux.
Ce qui est beau surtout quand le Hartani parle comme cela, c’est qu’il n’y a rien qui trouble le silence. Le soleil brûle sur le plateau de pierres, sur les falaises rouges. Le vent arrive, par instants, un peu froid, ou bien on entend à peine le froissement du sable qui coule dans les rainures des roches. Avec ses longues mains aux doigts souples, le Hartani fait apparaître un serpent qui glisse au fond d’un ravin, puis qui s’arrête, tête dressée. Alors un grand ibis blanc s’échappe, en faisant claquer ses ailes. Dans le ciel, la nuit, la lune est ronde, et de son index, le Hartani allume les étoiles, une, une, encore une… L’été, la pluie commence à tomber, l’eau coule dans les ruisseaux, agrandit une mare ronde où volent des moustiques. Droit vers le centre du ciel bleu, le Hartani lance une pierre triangulaire qui monte, monte, et hop ! d’un seul coup elle s’ouvre et se transforme en un arbre au feuillage immense rempli d’oiseaux.
Quelquefois le Hartani se sert de son visage pour imiter les gens, ou les animaux. Il sait très bien faire la tortue, en pinçant ses lèvres, la tête rentrée entre ses épaules, le dos rond. Ça fait toujours bien rire Lalla, comme la première fois. Ou bien il fait le chameau, les lèvres tendues en avant, les incisives découvertes. Il imite très bien aussi les héros qu’il a vus au cinéma. Tarzan, ou Maciste, et ceux des bandes dessinées.
Lalla lui apporte de temps à autre des petits journaux illustrés qu’elle a pris au fils aîné d’Aamma, ou qu’elle a achetés avec ses économies. Il y a les histoires d’Akim, de Roch Rafal, les histoires qui se passent dans la lune ou sur les autres planètes, et des petits livres de Mickey Mouse ou Donald. C’est ceux-là qu’elle préfère. Elle ne peut pas lire ce qui est écrit, mais elle s’est fait raconter l’histoire deux ou trois fois par le fils d’Aamma, et elle les connaît par cœur. Mais de toute façon, le Hartani n’a pas envie d’entendre l’histoire. Il prend les petits livres, et il a une drôle de façon de les regarder, en les mettant de travers, et en penchant un peu la tête de côté. Ensuite, quand il a bien regardé les dessins, il bondit sur ses pieds, et il imite Roch Rafal ou bien Akim sur le dos d’un éléphant (c’est un rocher qui fait l’éléphant).
Mais Lalla ne reste jamais très longtemps avec le Hartani, parce qu’il y a toujours un moment où son visage semble se fermer. Elle ne comprend pas bien ce qui se passe, quand le visage du jeune berger devient dur et fixe, et que son regard est si lointain. C’est comme quand un nuage passe devant le soleil, ou quand la nuit descend très vite sur les collines et dans le creux des vallées. C’est terrible, parce que Lalla voudrait bien retenir le temps où le Hartani avait l’air heureux, son sourire, la lumière qui brillait dans ses yeux. Mais c’est impossible. Tout d’un coup le Hartani s’en va, comme un animal. Il bondit et disparaît en un clin d’œil, sans que Lalla ait pu voir où il allait. Mais elle ne cherche plus à le retenir maintenant. Même, certains jours, quand il y a eu tant de lumière sur le plateau de pierres, quand le Hartani a parlé avec ses mains et fait naître tant de choses extraordinaires, Lalla préfère s’en aller la première. Elle se lève, et elle s’en va sans courir, sans se retourner, jusqu’au chemin qui conduit à la Cité de planches et de papier goudronné. Peut-être qu’à force de voir le Hartani, elle est devenue comme lui, maintenant.
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