Quand les nouveaux venus descendaient du camion, les gens les entouraient, leur posaient des questions : « D’où êtes-vous ? Quelles nouvelles ? Est-ce que c’est vrai que Jérusalem brûle ? Qui connaît mon père, le vieux Serays, sur la route d’Aïn Karim ? Toi, as-tu vu mon frère ? Il habite dans la plus grande maison de Suleïman, celle où il y a un magasin de meubles ? Et mon magasin de tissus, devant la porte de Damas, est-ce qu’il a été épargné ? Et mon magasin de poteries, près de la Mosquée d’Omar ? Et moi, ma maison d’al-Aksa, une belle maison blanche avec deux palmiers devant la porte, la maison de Mehdi Abou Tarash ? Avez-vous des nouvelles de mon quartier, près de la gare ? Est-il vrai que les Anglais l’ont bombardé ? » Les nouveaux venus avançaient au milieu des questions, hébétés par le voyage, clignant des yeux à cause de la poussière, leurs beaux habits déjà salis de sueur, et peu à peu les questions cessaient, et le silence revenait. Les gens du camp s’écartaient devant eux, essayant encore de lire une réponse à leurs questions dans leurs yeux vides, dans leurs épaules affaissées, dans le visage des enfants où luisait la peur comme une mauvaise sueur.
Cela, c’était quand arrivaient les premiers habitants des villes, chassés par les bombes. Leur argent ici ne servait plus à rien. En vain l’avaient-ils distribué, par poignées de billets, tout le long de la route. Pour un laissez-passer, pour le droit de rester encore un peu dans leur maison, pour le prix d’une place dans le camion bâché qui les avait emmenés jusqu’au camp, au bout de la route.
Ensuite les rations sont devenues de plus en plus maigres, à cause de tout ce monde qui était entré dans le camp. Maintenant, la mort frappait partout. Quand j’allais aux puits, le matin, le passage entre les barbelés était jonché de cadavres de chiens que se disputaient les survivants, en grondant comme des bêtes sauvages. Les enfants ne pouvaient plus s’aventurer loin des maisons, de peur d’être dévorés par les chiens. Quand je montais en haut de la colline de pierres, pour voir Saadi, je devais tenir un bâton à la main, pour éloigner les chiens. Lui, n’avait pas peur. Il voulait rester là. Son regard brillait toujours, et il me prenait la main pour me parler, et sa voix était douce. Mais je ne restais plus très longtemps. Roumiya avait atteint le moment de mettre au monde, et je ne voulais pas être au loin quand cela arriverait.
Aamma Houriya était fatiguée. Elle ne pouvait plus baigner Roumiya. Maintenant les puits étaient presque à sec, malgré les pluies. Ceux qui puisaient en dernier ne rapportaient que de la boue. Il fallait attendre toute la nuit pour que l’eau revienne au fond des puits.
La seule nourriture, c’était la bouillie d’avoine délayée dans du lait Klim. Les hommes valides, les jeunes garçons de dix ou onze ans, et même les femmes partaient, les uns après les autres. Ils allaient vers le nord, vers le Liban, ou vers l’est, du côté du Jourdain. On disait qu’ils allaient là-bas rejoindre les feddaïne, les sacrifiés. On les appelait les aïdoune, les revenants, parce qu’ils reviendraient un jour. Saadi ne voulait pas aller à la guerre, il ne voulait pas être un revenant. Il attendait que je parte avec lui, pour aller jusqu’à la vallée de son enfance, à al-Moujib, de l’autre côté du grand lac salé.
Roumiya ne sortait presque plus de la maison, seulement pour faire ses besoins, dans le ravin, en dehors du camp. Elle n’y allait qu’avec moi, ou bien accompagnée d’Aamma Houriya, titubant le long du chemin en tenant son ventre entre ses mains.
C’est là, dans le ravin, que les douleurs commencèrent. J’étais en haut de la colline, car c’était tôt le matin, et le soleil était très bas, éclairant la terre à travers une brume. C’était un temps pour les Djenoune, un temps pour voir les flammes rouges danser auprès du puits de Zikhron Yaacov, comme l’avait vu Aamma Houriya, juste avant que n’arrivent les Anglais.
J’ai entendu un cri aigu, un cri qui a troué le silence de l’aube. J’ai laissé Saadi, et j’ai commencé à descendre la colline en courant, écorchant mes pieds nus sur les pierres aiguës. Le cri avait résonné une seule fois, et je restais en arrêt, cherchant à deviner d’où il était venu. Quand je suis entrée dans notre maison, j’ai vu les draps rejetés de côté. La cruche d’eau que j’avais remplie à l’aube était encore neuve. Instinctivement, je suis allée vers le ravin. Mon cœur battait, parce que le cri était entré en moi, j’avais compris que c’était le moment, Roumiya allait mettre au monde. J’ai couru à travers les broussailles, vers le ravin. J’ai entendu à nouveau sa voix. Elle ne criait pas, elle se plaignait, geignant de plus en plus fort, puis s’arrêtant comme pour reprendre son souffle. Quand je suis entrée dans le ravin, je l’ai vue. Elle était allongée par terre, les jambes repliées, enveloppée dans son voile bleu, la tête recouverte. À côté d’elle, Aamma Houriya était assise, elle la caressait, elle lui parlait. Le ravin était encore dans l’ombre. Il y avait une fraîcheur de nuit qui atténuait un peu l’odeur de l’urine et des excréments. Aamma Houriya a relevé la tête. Pour la première fois, je voyais une expression de désarroi dans son regard. Ses yeux étaient embués de larmes. Elle a dit : « Il faut l’emmener. Elle ne peut plus marcher. » J’allais m’éloigner pour chercher de l’aide, mais Roumiya a écarté le voile, elle s’est redressée. Son visage d’enfant était déformé par la douleur et l’angoisse. Ses cheveux étaient mouillés de sueur. Elle a dit : « Je veux rester ici. Aidez-moi. » Puis elle a recommencé ses plaintes, rythmées par les contractions de son utérus. Moi je restais debout devant elle, incapable de bouger, incapable de penser. Aamma Houriya m’a parlé durement : « Va chercher l’eau, les draps ! » Et comme je ne bougeais pas : « Va vite ! Elle est en train d’accoucher. » Alors je suis partie en courant, avec le bruit de mon sang dans mes oreilles, et ma respiration qui sifflait dans ma gorge. Dans la maison, j’ai pris les draps, la cruche d’eau, et comme je me hâtais, l’eau jaillissait de la cruche et inondait ma robe. Les enfants me suivaient. Quand je suis arrivée à l’entrée du ravin, je leur ai dit de s’en aller. Mais ils restaient là, ils escaladaient les côtés du ravin pour voir. Je leur ai jeté des pierres. Ils se sont reculés, puis ils sont revenus.
Roumiya souffrait beaucoup, allongée par terre. J’ai aidé Aamma à la soulever, pour l’envelopper dans le drap. Sa robe était trempée par les eaux, et sur son ventre blanc, dilaté, les contractions faisaient comme des ondes à la surface de la mer. Je n’avais jamais vu cela. C’était effrayant et beau à la fois. Roumiya n’était plus la même, son visage avait changé. Renversé en arrière, face au ciel lumineux, son visage semblait un masque, comme si quelqu’un d’autre l’habitait. La bouche ouverte, Roumiya haletait. De sa gorge montaient par instants des gémissements qui n’étaient plus sa voix. J’ai osé m’approcher encore. Avec un linge mouillé, j’ai mis de l’eau sur son visage. Elle a ouvert les yeux, elle m’a regardée, comme si elle ne me reconnaissait pas. Elle a murmuré : « J’ai mal, j’ai mal. » J’ai tordu le linge au-dessus de ses lèvres pour qu’elle puisse boire.
L’onde revenait, sur son ventre, montait jusqu’à son visage. Elle arquait son corps en arrière, serrait les lèvres comme pour empêcher la voix de sortir, mais l’onde grandissait encore, et la plainte glissait au-dehors, devenait un cri, puis se brisait, devenait souffle haletant. Aamma Houriya avait mis ses mains sur son ventre, et elle appuyait de tout son poids, aussi fort que si elle voulait expulser la saleté d’un linge au bord du lavoir. Je voyais cela avec effroi, le visage grimaçant de la vieille femme tandis qu’elle meurtrissait le ventre de Roumiya, il me semblait que j’étais en train d’assister à un crime.
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