Chaque matin, je suis allée en haut de la colline, pour voir arriver le camion des Nations unies. C’est ce que j’ai dit. Mais c’était aussi pour voir le Baddawi, assis sur sa pierre, devant sa hutte de branches, enveloppé dans son manteau de laine. Ses cheveux sont longs et emmêlés, mais son visage est celui d’un jeune garçon encore imberbe, avec seulement une légère moustache. Quand je me suis approchée, il m’a regardée, et j’ai vu la couleur de ses yeux, pareille à celle des chiens errants. Il ne descend de la colline que pour aller boire aux puits. Il attend dans la rue, et quand vient son tour, il puise l’eau dans le seau avec sa main, et il ne boit plus jusqu’au soir. Les filles se moquent de lui, mais elles en ont un peu peur aussi. Elles disent qu’il se cache dans les buissons pour les épier quand elles vont uriner. Elles disent qu’il a essayé d’entraîner une fille, et qu’elle l’a mordu. Mais ce sont des ragots.
Quelquefois, quand Aamma Houriya raconte une histoire de Djinn, il vient écouter. Il ne s’assoit pas avec les enfants. Il reste un peu à l’écart, la tête inclinée vers le sol, pour écouter. Aamma Houriya dit qu’il est seul au monde, qu’il n’a plus de famille. Mais personne ne sait d’où il vient, ni comment il est arrivé ici, au bout de la route, à Nour Chams. Peut-être qu’il y était avant tout le monde, avec un troupeau de chèvres, et quand ses bêtes sont mortes, comme il ne savait pas où aller, il est resté. Peut-être qu’il est né ici.
Il s’est approché de moi, il m’a parlé. Sa voix était douce, avec un accent que je n’avais jamais entendu auparavant. C’est Aamma Houriya qui dit qu’il parle comme les gens du désert, comme un Baddawi. Pour cela nous l’appelons ainsi.
Il me regardait avec ses yeux jaunes. Il me demandait qui j’étais, d’où j’étais. Quand je lui ai parlé d’Akka et de la mer, il voulait savoir comment était la mer. Il ne l’avait jamais vue. Il connaissait seulement le grand lac salé, et la vallée immense de Ghor, et al-Moujib, où il disait que les Djenoune avaient leurs palais. Moi, je lui racontais ce que j’avais vu, les vagues régulières qui vont mourir sur les murs de la ville, les arbres échoués sur la plage, et à l’aube, les bateaux à voile traversant la brume au milieu des vols de pélicans. L’odeur de la mer, le goût du sel, le vent, le soleil qui entre dans l’eau chaque soir, jusqu’à la dernière étincelle. J’aimais sa façon d’écouter, son regard brillant, ses bras qu’il croisait sur son manteau, ses pieds nus posés bien à plat sur la terre.
Je ne parlais pas comme Aamma Houriya, car je ne savais pas de contes. Je ne savais dire que ce que j’avais vu. Lui, à son tour, parlait de ce qu’il savait, des montagnes où il gardait les troupeaux, près du grand lac salé, marchant jour après jour le long des rivières qui courent sous le sable, rongeant les herbes et les buissons, avec pour seuls compagnons les chiens courant au-devant de lui. Les camps des nomades, l’odeur des feux, les voix des femmes, ses frères venus d’ailleurs, avec d’autres troupeaux, qui se rencontraient puis s’en allaient.
Quand je lui parlais, ou quand il me parlait, des enfants venaient pour écouter. Leurs yeux étaient agrandis par la fièvre, leurs cheveux emmêlés, leur peau noire brillait à travers leurs vêtements en haillons. Mais nous étions semblables à eux, moi, la fille de la ville de la mer, et lui, le Baddawi, plus rien ne nous distinguait, nous avions le même regard de chien errant. Nous parlions, chaque soir, quand le crépuscule atténuait la brûlure du jour, en regardant les minces colonnes de fumée qui montaient du camp, et alors plus rien ne semblait désespéré. Nous pouvions nous échapper, nous redevenions libres.
Maintenant, moi non plus, je n’allais plus attendre le camion du ravitaillement. En haut de la colline, assise à côté de Saadi, je voyais le nuage de poussière au loin, sur la route de Tulkarm, et j’entendais les cris des enfants ameutés qui psalmodiaient : « La farine !.. Le lait !.. La farine !.. »
C’était Aamma Houriya qui devait aller chercher les rations. Moi, je restais à écouter Saadi, cherchant à me souvenir encore mieux comment c’était, autrefois, sur la plage d’Akka, quand j’attendais le retour des bateaux de pêche et que j’essayais d’apercevoir la première celui de mon père.
Aamma me grondait : « Le Baddawi t’a ensorcelée ! Je vais lui donner des coups de bâton ! » Elle se moquait de moi.
La guerre est si loin. Jamais il n’y a rien. Au début, les enfants jouaient avec des bouts de bois, ils imitaient le bruit des fusils, ou bien ils se jetaient des cailloux en se couchant par terre, comme si c’étaient des grenades. Maintenant, ils ne font même plus cela. Ils ont oublié. « Pourquoi ne partons-nous pas ? Pourquoi ne retournons-nous pas à la maison ? » Ils demandaient cela aussi, et maintenant ils ont oublié. Leurs pères et leurs mères détournent le regard.
Dans les yeux des hommes, il y a une sorte de fumée, un nuage. Cela éteint leur regard, le rend léger, étranger. Il n’y a plus la haine, la colère, il n’y a plus les larmes, ni le désir, ni l’inquiétude. Peut-être est-ce parce que l’eau manque tellement, l’eau, la douceur Alors il y a cette taie, comme sur le regard de la chienne blanche quand elle avait commencé à mourir.
Pour cela, j’aime les yeux de Saadi. Lui, n’a pas perdu l’eau de son regard. Ses iris jaunes brillent comme ceux des chiens qui rôdent dans les collines, autour du camp. Quand je viens le voir, il y a une lumière dans ses yeux. Il rit, mais à l’intérieur de lui-même, sans bouger les lèvres, juste avec les yeux. Cela se voit très bien.
Quelquefois il parle de la guerre. Il dit que, quand tout sera fini, il ira vers le sud, du côté du grand lac salé, dans la vallée de son enfance. Il ira à la recherche de son père, de ses frères, de ses oncles et de ses tantes. Il pense qu’il les retrouvera, et qu’il pourra recommencer à marcher avec ses bêtes, le long des rivières invisibles.
Il dit des noms que je n’ai jamais entendus avant, des noms aussi lointains que les noms des étoiles : Suweima, Suweili, Basha, Safut, Madasa, Kamak, et Wadi al-Sirr, la rivière du secret, où chacun finit par arriver. Là-bas, selon ce qu’il dit, la terre est si âpre et le vent si fort que les hommes fuient comme la poussière. Quand le vent se lève, les bêtes marchent vers le Jourdain, et parfois même au-delà jusqu’à la grande ville d’al-Quds, celle que les Hébreux nomment Jérusalem. Quand le vent cesse, les bêtes retournent vers le désert. Il dit comme le vieux Nas : la terre n’est-elle pas à tout le monde ? Le soleil ne brille-t-il pas pour tous ? Son visage est jeune, mais son regard est plein de connaissance. Il n’est pas prisonnier au camp de Nour Chams. Il peut s’en aller quand il le veut, traverser les collines, aller jusqu’à al-Quds, et même plus loin, de l’autre côté du fleuve, jusqu’à ces villes d’or et de nacre où Aamma Houriya dit qu’autrefois vivaient les rois qui commandaient même aux Djenoune, à Bagdad, à Ispahan, à Bassora.
Une nuit, j’étais si mal, je brûlais dans ma peau. Je sentais comme une pierre posée sur ma poitrine. Je suis sortie. Dehors, tout était calme. Aamma Houriya dormait enveloppée dans son drap près de la porte, mais Roumiya ne dormait pas. Ses yeux étaient grands ouverts. Je voyais sa respiration soulever son corps, mais elle n’a rien dit quand je suis passée devant elle.
J’ai vu les étoiles. Peu à peu, dans la nuit, tout s’est mis à briller avec force, d’une lumière dure qui me faisait mal. L’air était chaud, le vent qui soufflait semblait l’haleine d’un four. Pourtant, il n’y avait personne dehors. Même les chiens étaient cachés.
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