Houriya s’arrêtait encore un peu. Nous voyions le ciel s’obscurcir lentement. Des fumées montaient çà et là entre les toits des baraques, mais elles étaient illusoires et mensongères, nous le savions bien. Les vieilles femmes avaient allumé du feu pour faire bouillir de l’eau, mais elles n’avaient rien d’autre à y jeter que quelques herbes et quelques racines qu’elles avaient déterrées dans les collines. Certaines n’avaient rien à faire cuire, mais elles faisaient du feu par habitude, comme si elles allaient se nourrir avec la fumée, comme les revenants des histoires que nous racontait Aamma Houriya. Elle, continuait son récit, et tout d’un coup, mon cœur battait plus vite parce que j’avais compris que c’était notre propre histoire qu’elle racontait, ce jardin, ce paradis que nous avions perdu lorsque la colère des génies nous avait frappés.
« Comment les Djenoune se sont-ils mis en colère contre les hommes, pourquoi ont-ils détruit ce jardin où nous aurions dû vivre dans le printemps éternel ? Il y en a qui disent que c’est à cause d’une femme, parce qu’elle a voulu entrer dans le palais des Djenoune, et pour faire cela, elle a fait croire aux hommes qu’ils étaient aussi forts que les Djenoune, et qu’ils pourraient aisément les chasser de leur palais, étant plus nombreux. D’autres disent que c’est à cause de deux frères, l’un nommé Souad, et l’autre Safi, nés du même père et de deux mères différentes et qui à cause de cela se haïssaient, chacun voulant garder pour soi la part de jardin de l’autre. On raconte qu’ils se battaient tout enfants, à mains nues, et alors les Djenoune riaient de voir leurs efforts, comme deux jeunes béliers qui s’affrontent dans la poussière. Puis ils sont devenus plus grands et ils se sont battus avec des bâtons et des pierres, et les Djenoune, du haut des murailles de leur palais, tout près des nuages, continuaient de rire et se moquaient d’eux, les comparant à des singes. Mais ils sont devenus adultes, et le combat continuait, maintenant avec des épées et des fusils. Les deux hommes étaient aussi forts l’un que l’autre, et aussi rusés. Ils se blessaient cruellement, leur sang coulait sur la terre, mais aucun des deux ne voulait se reconnaître vaincu. Les Djenoune les regardaient toujours du haut de leur palais, et ils disaient : qu’ils se battent et qu’ils épuisent leurs forces, après quoi ils pourront devenir amis. Mais alors est intervenue une vieille, une sorcière disait-on, au visage noir, vêtue de haillons, et peut-être que c’était déjà Aïcha, car elle était très vieille, et elle connaissait tous les secrets des Djenoune. Les deux frères sont allés la consulter l’un après l’autre, et ils lui ont promis beaucoup d’or pour qu’elle leur donne la victoire. La vieille esclave a cherché dans ses bagages, et elle leur a donné à chacun d’eux un cadeau. À l’aîné, Souad, elle a donné une petite cage qui contenait un animal sauvage, à la gueule rouge, qui brillait curieusement dans la nuit, et jamais personne n’en avait vu de semblable dans ce jardin. Au deuxième garçon, qui s’appelait Safi, elle a donné un grand sac de peau qui contenait un nuage invisible et puissant. Car en ce temps-là, dans ce jardin, il n’existait ni le feu ni le vent. Alors les deux frères, au comble de leur haine, sans réfléchir, ont jeté l’un contre l’autre ces deux présents empoisonnés. Quand celui qui avait la petite cage l’ouvrit, l’animal sauvage à la gueule rouge bondit au-dehors, et tout de suite il s’empara des arbres et des herbes et il devint très grand. L’autre frère, alors, ouvrit le sac de peau, et du sac sortit le vent qui souffla sur le feu et le transforma en un incendie gigantesque qui embrasa tout le jardin. Les flammes rouges brûlèrent tout, les arbres, les oiseaux, et les hommes qui étaient dans ce jardin, sauf quelques-uns qui trouvèrent refuge dans le grand fleuve. Maintenant, dans leur palais entouré de fumées noires, les Djenoune ne riaient plus. Ils dirent :
« Que la malédiction de Dieu soit sur vous tous, les hommes, et sur vos générations. » Et ils quittèrent à tout jamais le jardin dévasté. Et avant de partir, ils fermèrent toutes les sources et toutes les fontaines, pour être sûrs que rien ne repousse sur cette terre, puis ils jetèrent une grande montagne de sel qui se brisa et se répandit dans le fleuve. C’est ainsi que le jardin de Firdous est devenu ce désert sans eau, et que le grand fleuve circulaire est devenu amer et a cessé de couler dans les deux sens. Ici se termine mon histoire. Depuis ce temps, les Djenoune n’aiment plus les hommes, ils ne leur ont pas encore pardonné, et sur cette terre continue d’errer la vieille Aïcha, l’esclave immortelle, qui donne des armes et la mort à ceux qui écoutent ses paroles. Que Dieu nous préserve de la rencontrer sur notre chemin, enfants. »
La nuit était venue, Aamma Houriya maintenant se relevait, elle allait vers les puits pour faire sa prière, et les enfants retournaient chacun vers sa maison. Allongée sur le sol, à ma place près de la porte, j’entendais encore la voix d’Aamma Houriya, légère, régulière comme sa respiration. Je sentais l’odeur des fumées dans le ciel, l’odeur de la faim. Je pensais alors, combien de temps encore les Djenoune abandonneront-ils les hommes ?
Roumiya est venue au camp de Nour Chams à la fin de l’été. Quand elle est venue, elle était déjà enceinte de plus de six mois. C’était une femme très jeune, presque une jeune fille, avec un visage très blanc, marqué par la fatigue, mais qui avait gardé quelque chose d’enfantin, qu’accentuait sa chevelure blonde coiffée en deux nattes régulières, et ses yeux couleur d’eau, qui vous regardaient avec une sorte d’innocence peureuse, à la manière de certains animaux. Aamma Houriya l’avait prise tout de suite sous sa protection. Elle l’avait conduite jusqu’à notre maison et elle l’avait installée là, à la place de la vieille qui avait trouvé un abri ailleurs. Roumiya était une des survivantes de Deir Yassin. Le mari de Roumiya était mort là-bas, ainsi que son père et sa mère, et ses beaux-parents. Les soldats étrangers l’avaient trouvée errant sur la route et ils l’avaient emmenée dans un hôpital militaire, parce qu’ils croyaient qu’elle était folle. D’ailleurs, peut-être que depuis ce jour, Roumiya était devenue folle, parce qu’elle avait pris l’habitude de rester assise dans un coin pendant des heures, sans bouger, sans prononcer une parole. Les soldats l’avaient conduite dans les camps, près de Jérusalem, à Jalazoun, à Mouaskar, à Deir Ammar, puis à Tulkarm, à Balata. Et c’était ainsi qu’elle avait fini par arriver au bout de la route, jusqu’à notre camp.
Au début, quand elle est arrivée chez nous, elle ne voulait pas quitter son voile, même à l’intérieur de la maison. Elle restait assise, à côté de la porte, absolument sans bouger, avec son grand voile taché de poussière qui l’enveloppait jusqu’aux genoux, et elle regardait droit devant elle avec des yeux vides. Les enfants du voisinage disaient qu’elle était folle, et quand ils passaient devant la porte, ou quand ils la croisaient sur le chemin, à l’entrée du camp, ils soufflaient de la poussière dans le creux de leur main, pour écarter le mauvais sort.
Ils parlaient d’elle en chuchotant, ils disaient, « habla, habla », elle est devenue folle, ils disaient aussi, « khayfi », elle a eu peur, parce que ses yeux étaient fixes et dilatés comme ceux d’un animal effrayé, mais en vérité c’étaient les enfants qui avaient peur. Pour nous tous, elle est restée un peu comme cela, khayfi. Mais Aamma Houriya, elle, a su trouver la voie. Elle a apprivoisé Roumiya un peu chaque jour. C’est elle qui lui donnait à manger, au début elle lui apportait une écuelle de bouillie de farine avec du lait Klim, comme pour un enfant, et elle lui passait le doigt humecté de salive sur ses lèvres sèches, pour qu’elle commence à manger. Elle lui parlait doucement, elle la caressait, et peu à peu Roumiya s’est réveillée, elle a recommencé à vivre. Je me souviens de la première fois qu’elle a enlevé son voile, son visage blanc qui brillait à la lumière, son nez fin, sa bouche enfantine, les tatouages bleus sur ses joues et sur son menton, et sa chevelure surtout, longue, épaisse, pleine de reflets de cuivre et d’or. Jamais je n’en avais vu d’aussi belle, et je comprenais pourquoi on lui avait donné ce nom, Roumiya, parce qu’elle n’était pas de notre race.
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