Jean-Marie Le Clézio - Ourania

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« Quand j'ai compris que Mario était mort, tous les détails me sont revenus. Les gens racontaient cela en long et en large à ma grand-mère. Mario traversait le champ, un peu plus haut, à la sortie du village. Il cachait la bombe dans un sac, il courait. Peut-être qu'il s'est pris les pieds dans une motte de terre, et il est tombé. La bombe a explosé. On n'a rien retrouvé de lui. C'était merveilleux. C'était comme si Mario s'était envolé vers un autre monde, vers Ourania. Puis les années ont passé, j'ai un peu oublié. Jusqu'à ce jour, vingt ans après, où le hasard m'a réuni avec le jeune homme le plus étrange que j'aie jamais rencontré. »
C'est ainsi que Daniel Sillitoe, géographe en mission au centre du Mexique, découvre, grâce à son guide Raphaël, la république idéale de Campos, en marge de la Vallée, capitale de la terre noire du Chernozem, le rêve humaniste de l'Emporio, la zone rouge qui retient prisonnière Lili de la lagune, et l'amour pour Dahlia. » J.M.G. Le Clézio.

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Oodham et Raphaël ont construit un feu à l'entrée de la grange, avec des brindilles ramassées au pied des arbres. Après le coucher du soleil, le froid de la nuit semblait sortir de la terre. Les insectes volaient dans tous les sens, se brûlaient aux flammes. Des papillons de nuit, et même des cafards géants et très rouges qui se prenaient aux cheveux des filles à la grande hilarité des garçons.

Sur le feu, Raphaël et Oodham ont fait cuire le dernier kamata nurhité, avec les feuilles séchées qui restaient, et la poudre de maïs. Mais le goût n'y était plus. En quittant leur pays, les feuilles avaient perdu leur pouvoir. L'humidité de la côte les avait fait moisir. Les garçons ont accompagné Efrain au village et ils sont revenus avec des litres de Coca et du pain Bimbo.

Sheliak parlait de l'île : « Là-bas, la mer est douce et claire, comme l'eau d'une rivière. Les poissons sont si nombreux qu'il suffit d'allumer un feu sur la plage et ils se précipitent hors de l'eau. » Sheliak aime reconter des histoires, les enfants étaient assis autour d'elle. Certains ne connaissent pas la mer, ils croient que c'est une étendue d'eau pareille au lac de Camécuaro où ils allaient se baigner au mois de mai.

Puis Sheliak a chanté en s'accompagnant de sa guitare, les chansons que Marikua lui a apprises, d'une voix suraiguë sur un rythme à treize temps, Clavelito, un air de la meseta tarasque, du pays des volcans et des pins oyamel, tout ce qui lui restait de la vie à Campos. Mais c'était aussi une chanson pour la route à parcourir, pour aller de l'avant, vers le sud, jusqu'à la terre nouvelle où ils pourraient tout recommencer.

Allongé par terre, les yeux tournés vers les flammes, Raphaël pouvait voir l'île, les bancs de sable, les vagues qui venaient mourir sur la plage, le frôlement des palmes. Seules interruptions à la musique de guitare, de temps en temps un insecte aveugle frappait les visages, un lourd cafard aérien traversait l'obscurité, ou bien quelque part dans les hautes herbes on entendait le crissement inquiétant d'un serpent. Et les chiens qui aboyaient.

Les journées étaient longues et vides. C'était du temps gagné pour Hoatu, des journées de repos avant de repartir. Chaque matin, Yazzie et Mara et les mères accompagnaient les enfants jusqu'aux ruines. Les enfants jouaient sur une vaste pelouse au pied des pyramides, ouf bien ils regardaient les touristes qui partaient par groupes à l'assaut des temples. Ils devaient former un spectacle inattendu, parce que certains des touristes prenaient en photo ces gosses hirsutes, brunis par le soleil, en train de faire des culbutes et des courses dans un des sites les plus prestigieux du monde.

Raphaël, Oodham et quelques autres garçons ont accompagné Efrain dans sa cueillette des champignons. Ils pensaient que le Brésilien parlait de champignons du genre de ceux que Marikua faisait pousser à Campos. Ce que cherchait Efrain n'avait rien de commun : c'étaient des sortes de filaments blanchâtres, terminés par une coupole bleue, qui poussaient sur les bouses de vache, au milieu des champs. Efrain les dégageait de la bouse précautionneusement avec une brindille. Il disait pour rire : « Ouro, puro Ouro ! »

Le soir, Efrain a fait cuire les champignons dans une poêle avec des œufs. Chacun des garçons a mangé un peu d'omelette, et c'est alors qu'ils ont compris. Un accès de fièvre d'abord, des frissons, et leurs sens tout à coup aiguisés. Raphaël a vu un géant, vêtu d'un grand pagne, le corps peint du même bleu que la coupole des champignons, le crâne extraordinairement allongé en arrière, ses yeux étirés et ses dents pointues appuyées sur sa lèvre inférieure. Oodham geignait, étendu par terre en chien de fusil, la bouche pleine d'écume comme s'il était victime d'un empoisonnement. Les autres garçons ne valaient pas mieux. Seul Efrain exultait. Ses visions à lui devaient être plus douces, parce qu'il était allongé dans l'herbe, les bras en croix, en proie à une érection monumentale. Des nuages passaient doucement sur son corps, un glissement caressant à l'échelle cosmique. Plus tard, il est revenu à lui, et il s'est vanté : « J'ai connu le ciel comme jamais votre gourou, j'ai fait l'amour toute la nuit avec le ciel. »

Raphaël et les autres garçons ont été malades, et au petit matin ils ont vomi ce qui restait de l'omelette derrière la grange.

Quand il a su ce qui s'était passé, Jadi est devenu furieux. Il est allé voir Efrain : « Tu dois t'en aller. Tu n'es pas digne d'être avec nous. » Il a insisté, avec une solennité inhabituelle : « Tu n'es pas digne. »

Le Brésilien n'a pas discuté. Il a dit, dans son sabir à moitié portugais, mais peut-être qu'il croyait parler elmen : « A caballosh ! A pié o a caballosh ! »

C'était un moment de flottement. Tout le monde n'était pas d'accord. Oodham et la plupart des jeunes garçons ne comprenaient pas la raison de cette rupture. Pour eux, Efrain était l'homme fort, son passé aventureux lui donnait une autorité. Il les rassurait. Tout cela pour une omelette aux champignons !

Après cet incident, le Conseiller s'est isolé. La journée a été morose, le vieil homme faisant camp à part sous un arbre, loin de la grange. Raphaël avait honte de s'être laissé entraîner. Il a admis qu'Efrain avait trahi sa confiance, qu'il ne pouvait plus faire partie du groupe. C'est Hoatu qui était devenue l'emblème du peuple arc-en-ciel. Sa jeunesse, sa beauté, la force de son amour. Elle était libre, même Christian n'avait aucun droit sur elle. Dès qu'elle aurait repris ses forces, c'est elle qui les guiderait jusqu'au terme de leur voyage.

Ils s'en sont allés, pareils à un vol de papillons blancs. Comme s'ils étaient invulnérables, indestructibles. C'était Hoatu qui leur donnait cette certitude. Le vieil homme les accompagnait, parfois il restait plusieurs jours sans prononcer une parole. Il s'asseyait sur un mur, il ressemblait à un mendiant. Personne ne le voyait.

Raphaël essayait de lui parler, il voulait l'aider. Mais lui ne répondait pas, ou à demi-mot. Une fois, il s'est emporté. Il a parlé durement à Raphaël : « Je vais avec vous, mais ensuite je retournerai chez moi pour mourir. » Voyant qu'il n'avait pas renoncé à son projet, Raphaël en ressentit de la tristesse. « Comment pouvons-nous trouver ce nouveau royaume si tu ne nous aides pas ? » Jadi est resté silencieux, puis il a dit : « C'est votre rôle maintenant. » Il s'est tourné, en s'enveloppant dans son châle, pour cesser toute discussion.

Le train de nuit les a emmenés vers l'est, A Mérida, ils se sont divisés en petits groupes, comme des familles, pour loger dans les hôtels du centre. Raphaël, Oodham, Yazzie, Mara et d'autres jeunes, à l'hôtel Catedral, sur la place. Jadi, Hoatu, Christian, Sheliak, la mère des jumeaux et les autres enfants, dans un hôtel de la rue Numéro 17. Efrain et son groupe, avec Adhara, à l'hôtel Mediz Bolio, près du jardin municipal. C'étaient plutôt des dortoirs que des chambres, avec des anneaux aux murs pour accrocher les hamacs. Mais les salles de douche étaient propres, et l'eau très chaude.

Le soir, Raphaël a emmené Oodham et les jeunes faire un tour sur la place. Pour quelques-uns, c'était la première fois qu'ils se trouvaient dans une grande ville. Ils regardaient avec étonnement les magasins éclairés au néon, les jardins de magnolias géants, les grandes avenues plantées de flamboyants. L'air était très doux, la foule circulait avec nonchalance. Cela ne ressemblait en rien à la violence de la Vallée, à ses cohortes de monstres sonores. Les orchestres de marimbas jouaient dans les rues, des filles flânaient en robes brodées, tandis que des étrangères déambulaient en shorts et T-shirts, avec des cheveux très blonds et les épaules rougies par les coups de soleil. Raphaël et Oodham pouvaient oublier les péripéties du voyage, l'inquiétude de l'avenir.

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